To play or not to play, that is the question! En cette période de grève des intermittents du spectacle, la question s’est posée pour les membres de la compagnie des Sirventès : représenteront-ils La nuit juste avant les forêts samedi et dimanche soir au festival des Tombées de la Nuit. Ils ont fait confiance au texte et ont… joué.
Ce texte, soliloque-fleuve de Bernard-Marie Koltès toujours cruellement d’actualité a été magistralement servi par Félicien Graugnard et Patrice de Benedetti. Il y a une vingtaine d’années, j’ai pu voir une représentation donnée par Yves Ferry, pour qui Koltès avait écrit le texte. Ferry jouait sans trop bouger, sans décors et j’avoue que j’ai eu un peu peur lorsque j’ai compris que la représentation présente allait se dérouler, à l’inverse, avec force mouvements et changements de lieux. Mais les comédiens ont su créer une ambiance aux accents du cultissime Buffet froid de Bertrand Blier. Prenant d’assaut la place la plus laide de Rennes sous une pluie incessante, Félicien Graugnard a fait rugir le texte à la manière d’un Patrick Dewaere avec une justesse de jeu sauvage et enragée.
Les routards qui campaient sur la place se sont joints aux spectateurs, happés par la force de ce jeu et du texte. Ils se sont incorporés à lui jusqu’à la fin de la pièce. Bien mieux que tous les Molières du monde ! Après la représentation, les comédiens et le metteur en scène Didier Taudière ont invité le public à prolonger la soirée autour d’une bière pour débattre des problèmes de la précarisation des emplois.
Félicien Graugnard et Patrice de Benedetti ont répondu à quelques questions d’Unidivers.fr.
Entrez dans la danse…
Emmanuelle Paris: Qu’elle est la genèse de ce spectacle?
Félicien Graugnard: Avant La nuit juste avant les forêts il y a eu Carton que l’on a joué notamment aux Tombées de la Nuit en 2011 avec André Layus et Nicolas Joseph. Carton retraçait l’itinéraire de trois asphaltisés, trois hommes de la rue qui erraient avec quatre cents cartons dans leur ville, dans leur vie. On occupait l’espace public pendant quatre heures. C’est une proposition dont je suis très fier mais j’ai eu envie d’une forme encore plus dépouillée, que l’on pourrait jouer n’importe où, au coin de la rue, sans contrainte de décor et j’en étais à un stade de mon évolution où la parole me manquait (dans Carton les comédiens ne parlent pas).
Ce monologue de Koltès est comme un millefeuille et a été une évidence sur le fond et la forme, en particulier pour la rue. C’est Didier Taudière, notre metteur en scène, qui a proposé que l’on fasse appel à un musicien comme un relais émotionnel. Patrice me permet aussi de ne pas être dans une sorte de one man show car ce personnage est trop fragile pour être seul face au public. Le musicien n’est pas du tout un accompagnateur mais un véritable partenaire. Il y a trois personnages dans ce spectacle: le personnage que je porte, le musicien et le lieu où nous jouons. Nous interagissons en permanence.
Qu’est-ce qui a guidé ce choix d’incorporer du Bach et des chansons de Bob Marley à la pièce?
Patrice de Benedetti: En fait, j’ai pris le train en route. Félicien et Didier Taudière m’ont demandé de travailler sur la place du musicien. Ils avaient déjà balisé les endroits clés du texte où je devais jouer. J’ai eu du coup un cadre assez défini pour intervenir.
Je n’aime pas du tout Bob Marley à la base, ni le théâtre. Je ne suis pas musicien de formation. Je suis danseur (je ne fais que de la rue). Au départ, je n’ai pas compris leur choix de la chanson War de Bob Marley et il a vraiment fallu que je redécouvre son oeuvre pour voir les ponts qu’il pouvait y avoir avec Koltès. J’ai aussi étudié les interviews de Koltès pour découvrir qu’il écrivait avec du Bob Marley et du Bach. C’était vraiment son univers musical.
Le spectacle est très écrit mais il y a une fragilité dans les interventions. On joue, sans arrêt, au chat et à la souris avec Félicien. Ça crée une tension permanente où le public ne sait jamais à quel moment Félicien ou moi allons débouler avec ces moments en point d’orgue: les chansons de Bob Marley que l’on a volontairement un peu sali parce que ça se frotte tout de même à la rue.
L’engagement du corps comme vous le proposez suppose une grande maîtrise.
Patrice de Benedetti: Le texte est particulièrement intense et d’un point de vue émotionnel il appelle l’état d’abandon que l’on trouve dans le Butô par exemple. Le cheminement est indispensable.
On s’est vraiment trouvé dans le travail sur le corps avec Félicien car le texte appelle un engagement physique complet. La récupération musculaire est à prendre en compte aussi car ce que fait Félicien est périlleux. Il ne se ménage pas sur des journées de répétition très longues. La conscience du corps est primordiale et la danse est à cet endroit. Pour s’échauffer avant chaque représentation, j’ai proposé que nous fassions de la danse-contact. C’est aussi un endroit où Félicien lâche son texte et je vérifie ses appuis. L’assise corporelle dans ce spectacle est proche de mon travail de danseur dans le rapport à l’espace, au sol, à soi-même, aux autres et à ce que l’on donne à voir.
Crédit photos : Nicolas Joubard
compagnie Sirventès:
http://melando.wordpress.com/artistes/sirventes
Patrice De Benedetti:
http://www.lestombeesdelanuit.com