Dans la lignée des Faibles et des Forts, Judith Perrignon installe son nouveau roman dans un lieu où le clivage social percute les destinées.
Detroit, ville du Michigan connue pour son industrie automobile et les débuts de la Motown, n’est plus en 2013 qu’un champ de ruines où s’installent momentanément des couples d’aigles. Autrefois cette ville aux magnifiques manoirs qu’on appelait le petit Paris huppé, avait laissé sa place à l’industrie.
Très vite, les riches industriels blancs se sont éloignés laissant les habitations à une population moins aisée puis à la main d’oeuvre noire. En 1938, Eleanor Roosevelt vient inaugurer un ensemble d’immeubles sociaux, Le Brewster Douglass Project, symbole et lieu d’habitation des principaux personnages de ce roman polyphonique.
« ce quartier a été notre place dans cette ville et dans ce pays. Il a été dessiné pour nous et malgré nous, par des gens qui voulaient nous contenir, ne pas nous croiser près de chez eux. Et leurs frontières se sont imposées jusque dans nos têtes… »
Roselle, la grand-mère d’Ira, flic noir de la police de Detroit, était présente aux côtés d’Eleanor Roosevelt lors de l’inauguration. Ira entend encore sa mère se réjouir du succès de sa voisine, Mary Wilson. Avec Flo et Diana Ross, elles préparent le festival de chant de Windsor et formeront le célèbre groupe des Suprêmes. Le Project regorge de chanteurs de rhythm and blues de talent, bien vite repérés pour faire la richesse des Blancs.
C’est là qu’est née la Motown. Non loin, prêche le révérend Franklin, le père d’Aretha. Chacun se souvient comment on dansait dans les bars de Hastings Street, centre de la culture noire, aujourd’hui anéanti pour la construction d’une autoroute. Si Ira a parfois dû arrêter ses anciens amis devenus tueurs pour sauver leur vie ou manger, Detroit est en 2013 le lieu d’assassinats gratuits par des malfrats qui ont perdu toute valeur.
Sarah, nouvellement responsable d’une unité policière chargée d’enquêter sur l’identité de cadavres en attente à la morgue, en fait l’expérience. Qui est ce jeune homme blanc sauvagement assassiné dans les ruines du Project ? Elle le surnomme Frat Boy et passe ses jours à comprendre d’où il venait et ce qu’il pouvait bien faire dans ce quartier si risqué. Son cas n’est pas unique. Il pourrait faire partie de tous ces visages dessinés par les graffeurs sur les trottoirs et les murs de Detroit. Des inconnus que l’on ne veut pas oublier, victime collatérale de la Bankruptcy.
En 2013, Detroit dépose le bilan et se prépare à vendre les chefs-d’œuvre du Detroit Institute of Arts, un musée que Jeff, le compagnon de Sarah tente de sauver. Quel espoir peuvent encore avoir les habitants de Detroit ? Les nouvelles infrastructures sont censées attirer de nouvelles populations, mais elles ne pourront jamais ressusciter la vitalité d’une culture musicale unique. Les Noirs pourront-ils un jour profiter de l’essor d’une ville qui tente d’oublier son histoire ?
Frat Boy, c’est Bilal Berreni, jeune artiste de talent qui parcourait le monde pour peindre « les invisibles, les déplacés, les périphériques ». Il a été assassiné en 2013 à Détroit à l’âge de vingt-trois ans. Judith Perrignon lui rend hommage et témoigne ainsi de la décadence d’une ville autrefois si grande par sa richesse industrielle et sa culture musicale. Sarah et Ira, bien souvent anéantis devant la violence d’une ville qu’ils ne reconnaissent plus, ont pourtant cette foi à vouloir sauver un passé pour peut-être envisager un avenir meilleur. De ce champ de ruines, nous entendons encore les succès de la Motown, les rythmes du blues sur Hastings Street, là où nous dansions. Judith Perrignon est journaliste et romancière. Elle a notamment publié Les Faibles et les Forts (Stock, 2013) et Victor Hugo vient de mourir (L’Iconoclaste, 2015).
Là où nous dansions de Judith Perrignon, Editions Rivages, janvier 2021, 352 pages, Prix : 20 euros, ISBN : 9782743651695
Retrouvez le « zoo project » sur la page d’Antoine Page.