À travers l’extraordinaire destin d’une jeune Hongroise devenue reine d’Albanie en 1938, Frédéric Mitterrand retrace un siècle de l’histoire tourmentée de ce petit pays des Balkans. La Rose de Tirana, un documentaire de Frédéric Mitterrand à découvrir sur Arte.
Rien ne la prédestinait à épouser un roi. Fille d’un comte hongrois désargenté et d’une Américaine, Géraldine d’Apponyi de Nagy-Appony a cinq ans lorsque, au sortir de la Première Guerre mondiale, l’empire austro-hongrois est démantelé. Sa famille s’établit alors en Suisse puis à Menton en 1924, à la mort de son père. Remariée à un officier français, sa mère l’envoie alors parfaire son éducation dans un pensionnat autrichien. À son retour à Budapest, Géraldine vend des souvenirs dans la boutique du Musée national. Mais lors d’un bal où la jeune débutante est conviée en 1938, sa beauté fait sensation. Publiée par un magazine, sa photo, prise au cours de la soirée, retient l’attention des sœurs de Zog Ier, roi autoproclamé d’Albanie depuis 1928. Célibataire de confession musulmane, le monarque, qui désespère à 43 ans de fonder un foyer, invite ainsi Géraldine à découvrir son pays. Malgré les vingt ans qui les sépare, le coup de foudre est immédiat…
Au travers du destin romanesque de Géraldine d’Apponyi, surnommée «la rose blanche de Tirana», c’est l’histoire aussi tourmentée que méconnue
de l’Albanie que retrace, au fil d’un récit captivant, Frédéric Mitterrand. Nourri de surprenantes archives et d’une interview du prince héritier Leka II, le petit-fils du couple royal, son film entremêle romance et soubresauts politiques, diplomatiques et militaires, de l’émancipation de la tutelle ottomane au début du XXe siècle à la chute de l’une des dictatures communistes les plus répressives d’Europe sous le joug d’Enver Hoxha, en passant par l’annexion du pays par Mussolini en 1939. Zog Ier, lui, meurt en 1961 en France, sans avoir revu son palais de Durrës, désormais en ruine, et Géraldine, en 2002, quelques mois seulement après avoir retrouvé Tirana, sa terre d’adoption, au terme d’un exil de soixante-trois ans.
Entretien avec Frédéric Mitterrand
Après votre documentaire sur le Cheikh Zayed (diffusé sur ARTE en 2015), pourquoi ce portrait de Géraldine d’Albanie, elle qui fut reine moins d’un an ?
Frédéric Mitterrand : Je l’ai rencontrée en 1989, pour l’émission Du côté de chez Fred. Elle m’intriguait : comment expliquer qu’une femme qui n’avait été reine qu’une petite année puisse garder, cinquante ans après sa chute, un si grand prestige auprès des autres familles royales ? Durant notre rencontre, elle avait été absolument délicieuse. C’était l’ancien monde, mais avec tout son charme et sa gentillesse. Par ailleurs, j’ai une relation très particulière avec l’Albanie, dont plusieurs de mes proches sont originaires. Je me sens solidaire de ce pays, et donc de son histoire. Son mariage avec le roi Zog Ier, en avril 1938, a passionné les foules. Pourquoi ? Il s’agit en quelque sorte du dernier sourire de l’Europe avant la catastrophe. C’était aussi le début de la presse people en France : le numéro de Match, qui venait d’être créé, avait été tiré à plus d’un million d’exemplaires. Ce mariage était en fait une répétition générale de celui de l’actrice Grace Kelly avec le prince Rainier de Monaco.
Et pourtant, onze mois plus tard, le couple royal, renversé par les fascistes, doit fuir le pays…
Frédéric Mitterrand : Ce sont les proscrits de la Vieille-Europe. Poursuivis par des hommes de main du comte Ciano, le gendre de Mussolini, ils ont dû prendre la fuite, multiplier les points de chute. On le trouve en Grèce, en Turquie, en Roumanie, en Norvège, aux Pays-Bas, en Angleterre et en Espagne. Après avoir été, après la guerre, accueillis par le roi Farouk en Égypte, Nasser confisque leurs biens et les chasse. Ils trouveront en France une existence un peu plus paisible.
Vous dîtes que les Albanais lui vouent presque un culte aujourd’hui. Comment l’expliquez-vous ?
Frédéric Mitterrand : C’est quelque chose effectivement d’assez surprenant. Mais comme toujours chez les gens qui ont vécu sous un régime abominable pendant des décennies, en l’occurrence une dictature communiste féroce, il y a une nostalgie de l’innocence. Or, Géraldine était précisément l’image de l’innocence. Durant son exil, elle a aussi été très solidaire des Albanais ; elle s’est occupée d’eux. Ici en obtenant des cartes de séjour, là en aidant les familles dans la gêne. Les gens l’ont su. Lorsqu’elle est rentrée en Albanie en 2002, six mois avant sa mort, son retour a été un moment de catharsis nationale. (Propos recueillis par Raphaël Badache)