En s’emparant de la BD de piraterie Brugeas et Toulhoat vont bien au-delà d’un récit romanesque traditionnel. Quand les préoccupations du XVIIIe siècle rejoignent celles d’aujourd’hui, la montée sur le pont revêt un autre sens.
« À bâbord », « À l’abordage », les amateurs de BD de pirates et de corsaires ont le vent en poupe avec un genre qui retrouve de nombreux lecteurs. Raven était le dernier en date, mais La République du crâne offre un autre éclairage sur les combats en mer au début du XVIIIe siècle. Bien entendu, les navires à l’horizon, les éperonnages, les combats au sabre sur les ponts de navire en feu sont partie intégrante du récit conduit par Vincent Brugeas, en cette année 1718 près des Bahamas.
Trois bateaux vont emmener trois destins différents : celui du capitaine Sylla, mauvais navigateur, mais orateur hors pair, celui attribué à Olivier de Vannes, second de Sylla devenu capitaine et qui devient le narrateur des aventures guerrières en tenant un journal de bord, fil conducteur du récit. Enfin, et là réside l’originalité principale de l’album, un troisième vaisseau est confié à la reine Maryam qui dirige un équipage constitué d’hommes noirs, libérés par la force de leurs chaînes d’esclaves.
Ces trois navires vont faire route ensemble, cherchant à fonder une utopique république sur une île lointaine, avec cependant un ennemi mortel commun : les bateaux de la Navy, défaits et qui n’ont qu’une idée en tête, prendre leur revanche. Cela sent la poudre, mais les auteurs ne se contentent pas d’un récit de pirates traditionnel même si les dessins de Ronan Toulhoat respectent les règles du genre faisant éclater les pages et les cases sous l’effet des boulets de canon envoyés par les navires ennemis. Tempête, ciel bleu, orages, offrent de belles images de voiliers en mer. Mais le propos comme l’annonce une longue préface se veut plus large et contemporain.
Le combat de ces pirates, dans un raccourci que l’on peut juger excessif, se décline comme des « honnêtes hommes », voulant se libérer de l’asservissement des rois, qui les ont rejetés en temps de paix après les avoir exploités en temps de guerre, ou des capitaines marchands qui « avaient droit de vie et de mort sur leur équipage ».
Bannis, exclus des règles sociales élémentaires, les trois capitaines et leurs équipages endossent les archétypes des victimes de racisme, de misogynie. Les forbans avides d’or, de combats sanguinaires se transforment peu à peu en futurs citoyens de démocraties naissante. Le mérite des auteurs est de ne pas faire de cette mutation une avancée vers un bonheur absolu fourni par un régime politique nouveau. La complexité est respectée au détriment d’un manichéisme de bon aloi. Maryam ainsi à la tête de ses guerriers soumet et vend ses propres esclaves qui ont décimé sa tribu. Accusée de mettre de nouvelles chaînes à son peuple elle proteste avec cet argument implacable crié à Olivier de Vannes:
« (…) dirais tu d’un Hollandais, d’un Portugais ou d’un Espagnol, qu’ils sont de ton peuple ? ».
On l’aura compris cette BD, tout en respectant avec talent les lois du genre, s’attelle à y plaquer « des idéaux contemporains ». Outre la préface des auteurs, un long texte final de Fadi El Hage illustré par le célèbre dessinateur Howard Pyle, fournit le contexte historique passionnant de l’époque explicitant la colonisation dans les Amériques et traçant un portrait éclairant de Njinga, reine du Ndongo, inspiratrice du personnage de Maryam.
Récit complexe, mais fluide, dessins superbes et réflexion politique sociales se mêlent étroitement dans une BD ambitieuse, qui va bien au-delà des récits de genre. Avec les auteurs on monte volontiers sur le pont pour chercher un horizon plus radieux.