La radio publique célèbre cette semaine ses 50 ans. Cela vaut bien un arrêt sur images ou, plutôt, sur son. Un son nettement plus attachant, comme le racontent les journalistes Anne-Marie Gustave et Valérie Péronnet dans un livre-enquête passionnant, La saga France Inter, sous-titré Amour, grèves et beautés.
Prologue
Les Français reparlent aux Français. En 1944, la France est en ruine, mais a déjà une radio élaborée par deux grands résistants avec le « Cahier bleu », document qui définit les conditions de fonctionnement des media après-guerre. Paris Inter démarre en 1947, diffuse beaucoup de musique et une chronique du samedi soir « les Français donnent aux Français » qui fait de Clara Candiani une sorte d’abbé Pierre au féminin. Insuffisant pour s’attacher un public qui découvre avec délice Europe n°1 en 1955 ou tend son oreille vers la famille Duraton, chaque soir sur Radio Luxembourg. Le ripolinage de 1957, un nouveau nom et quelques « vedettes » (Francis Blanche, Jean Nohain…) ne suffisent pas à faire décoller France 1. En 1962, le général de Gaulle demande donc à un de ses plus brillants conseillers d’agir. Et Alain Peyrefitte sort de son chapeau Roland Dhordain, homme de radio passionné par le monde en marche – et accessoirement son voisin de Seine-et-Marne – qui recrute Gérard Klein, Jean-Louis Foulquier, Louis Bozon, Claude Villers… Tout est en place pour l’acte de naissance officielle, le 14 décembre 1963, quai de Passy dans le XVIe arrondissement.
Amour/désamour
« La foi, l’espoir et la fraternité… Telle doit être l’inspiration de notre radio française » martela le Général dans son discours inaugural. Les « loustics » vont pouvoir « faire les cons » avec la bénédiction de la présidente Jacqueline Baudrier, tandis que les journalistes sont au garde-à-vous avec l’Élysée. « Informer, distraire et cultiver », stipule le cahier des charges de 1986 : le projet s’incarne avec la météo, les retransmissions sportives en direct et cette force que constituent les quarante-quatre rédactions du réseau de Radio-France. Au fil du temps s’instaure avec les auditeurs une relation très particulière, un peu comme une famille avec ses conflits, ses agacements, mais un fort sentiment d’appartenance. Quand il n’est pas content, l’auditeur « ne zappe pas, ne va pas voir ailleurs ou alors sur Europe 1, le temps de passer sa colère ; au pire il se tourne vers France Culture ». Il raffole de Deux mille ans d’histoire, regrette encore Pas de panique, Marche ou rêve, l’Oreille en coin et reste accro au Masque et la plume – c’est la cinquante-huitième année du magazine culturel dominical ! Il exprime (parfois méchamment) son avis sur les nouveaux, surtout ceux qui « viennent du privé » – méfiance qu’il partage avec les collaborateurs « maison ». Éric Lange et Anne-Catherine Bodocco en ont fait les frais. L’animateur et la productrice d’Allo la Planète (pourtant merveilleuse émission, qui a eu la lourde charge de succéder à Macha Béranger) l’affirme : « humainement, Inter est une maison difficile à supporter ».
Si le Tribunal des flagrants délires a su mêler « le savant et le populaire », ce n’est pas la perception générale de la station dont le public a vieilli en même temps qu’elle « qui aurait abandonné la classe ouvrière, oublié les populations immigrées et sa mission de service public pour s’enfermer dans une haute considération d’elle-même et cultiver un « entre-soi plutôt parisien et légèrement suffisant ». Le seul moment où l’auditeur peut rompre avec cet état d’esprit, c’est en allant Là-bas si j’y suis avec Daniel Mermet l’indéboulonnable (malgré de régulières tentatives !)
Grèves
En 1964, un premier sondage IFOP classe Inter en 3e derrière Radio Luxembourg et Europe n°1. Trois ans plus tard, elle devance ses deux aînées, mais la grève monstre de 1974 (du 2 octobre au 28 décembre !) avec l’éclatement de l’ORTF la fait dégringoler. En 1981, c’est la « grève des auditeurs libres d’aller écouter ailleurs ». Toutes les radios historiques perdent la moitié de leurs auditeurs (de 20 à 10%), mais les fondamentaux ne bougent pas : l’écoute se fait avant 9h du matin.
L’Ouest écoute beaucoup plus Inter que l’Est. La raison ? « La moitié Ouest de la France est beaucoup plus à gauche que la moitié Est ». Ce bon vieux clivage hante aussi la direction et la rédaction. Après l’époque où la télé aspirait les talents de la radio (Jacques Sallebert, Georges de Caunes, Pierre Dumayet…) « Radio Peyrefitte » engage Elkabbbach, Mourousi, Levaï, Bourret ; et Jacqueline Baudrier soumettait le conducteur du journal au ministre ! En mai 68, alors que Mourousi jouait « son rôle officieux de public-relation avec le cabinet de M. Peyrefitte », deux reporters d’Inter, Bernard Valette et Pierre Lantenac mouillaient leurs chemises rue Gay-Lussac, mais les étudiants hésitaient à répondre à leurs questions, persuadés que les contestataires n’avaient aucune chance d’être entendus sur leur radio. Suite à la déclaration du premier ministre Georges Pompidou qui parle de « groupes d’enragés », la rédaction de France Inter, pour la première fois de son existence, assure un journal affranchi du contrôle de l’État : vingt-cinq minutes de reportages et d’analyses consacrées aux grévistes. Résultat : la Maison de la Radio est fermée le 18 mai et le lendemain les « trublions » sont mis à la porte. À l’antenne, c’est musique toute la journée. Certains administrateurs ont le courage de démissionner, dont la grande comédienne Madeleine Renaud.
La patte du pouvoir continuera de marquer plus ou moins son empreinte. Patrice Bertin se souvient qu’« à la fin du septennat de Giscard, la machine était folle. Un soir on m’a demandé de passer huit interviews de ministre dans le même journal ! ».
Beautés
Avant que n’arrivent les voix charmeuses de Patricia Martin, de Zoé Varier ou de Rebecca Manzoni, certaines ont marqué durablement les oreilles (et ce qu’il y a entre elles, pour reprendre l’un des slogans d’Inter) portées par les vociférations d’Anne Gaillard, les élucubrations de Jean-Christophe Averty et les « trouvailles bananesques » de Patrice Blanc-Francard et Bernard Lenoir. Il en est deux qu’on n’a pas oublié : celle de Kriss Graffiti avec son épatant Crumble et bien sûr celle de Roger Gicquel, « belle gueule d’acteur repenti, belle voix grave et rassurante ». Mention spéciale pour deux autres Bretons : Philippe Gildas, arrivé à France Inter en 1974 avant d’« aller réussir à la télé malgré ses grandes oreilles » et Yann Paranthoën, « maître de l’art radiophonique ».
C’est sur Inter et nulle part ailleurs que peuvent survenir certains « accidents » merveilleux. Comme Jean-Claude Ameisen, sorte de « cumulonimbus atemporel » qui avance Sur les épaules de Darwin (recherché par Philippe Val pour la richesse de sa réflexion, avant même d’entendre sa voix magnifique). Comme Guillaume Galienne avec ses lectures du samedi, qui nous le confirme : çà peut pas faire de mal. Comme l’énigmatique Monsieur X, qui nous entraine dans les mystères des services secrets tous les samedis à 13h30 depuis… 1997 (quoi déjà !). Et bien, vous savez quoi ? Ce n’est pas un ancien agent de la DGSE, mais tout simplement un comédien. Là, on regretterait presque de l’avoir lu ce bouquin !
La saga France Inter : Amour, grèves et beautés, 50 ans de radio, 23 octobre 2013, 286 pages, 20€
Extrait
Extrait du prologue
FRANCE INTER : LES FRANÇAIS REPARLENT AUX FRANÇAIS
Ça crépite, ça crachote, ça parle du nez, ça roule les rrrr et ça chante pointu, en prononçant bien chaque syllabe avec les intonations drââmmmatiques inhérentes aux modèles d’élocution de l’époque. Presqu’un miracle ! A la fin des années trente, même si cinq millions de «récepteurs TSF» trônent dans les salles à manger des Français, on n’en croit toujours pas ses oreilles d’entendre du son, mieux encore, des voix et des musiques, s’échapper de ces gros meubles en bois aux cadrans mystérieux bardés de noms français et étrangers, avec leur oeil magique qui passe au vert lorsque les stations sont bien accordées. Trente-deux émetteurs couvrent l’Hexagone, dans un esprit de cohabitation et de libre concurrence : vingt sont réservés à l’État, douze au privé. C’est l’âge d’or de la TSF (pour transmission sans fil) qui bénéficie pourtant, en France, d’un bassin d’audience restreint, au son de Radiola devenue Radio Paris, Radio Tour Eiffel, Radio PTT, le Poste parisien, Radio Cité… Si la réputation de grande qualité de la radio française passe les frontières, ses ondes moyennes, elles, ont bien du mal à concurrencer ses voisines, dont Radio Luxembourg, créée en 1933 dans l’État confetti limitrophe, qui utilise les ondes longues. Son émetteur installé au grand-duché est capable de couvrir la moitié de notre territoire. La France ne veut pas être en reste et inaugure, en 1939, le centre d’Allouis, dans le Cher, destiné à donner une couverture nationale aux radios françaises.
«Radio Paris est allemand»
La guerre va changer la donne. À peine inauguré, cet émetteur est saboté par la Résistance, tout comme celui de la tour Eiffel, afin qu’ils ne tombent pas aux mains de l’occupant. En 1940, les nazis et le gouvernement de Vichy prennent le contrôle des centres d’émission restants et des moyens techniques des stations d’avant-guerre, qui diffusent désormais le même programme unique depuis les studios des Champs-Élysées réquisitionnés à l’ancien Poste parisien. Un programme riche, varié, culturel, musical, élaboré avec soin – et avec l’aide d’un certain nombre d’artistes, de speakers et de journalistes français – par la Propaganda Abteilung Frankreich, sous le nom ambigu de Radio Paris. Entre une session du Grand Orchestre de Jo Bouillon et les chansons de Tino Rossi ou de Maurice Chevalier, Jean Hérold-Paquis ponctue chacune de ses chroniques d’un imprécateur «l’Angleterre, comme Carthage, sera détruite !», Jean Azéma porte la bonne parole du gouvernement de Vichy et Robert de Beauplan déverse sa haine antisémite dans des éditoriaux d’une violence insensée.
Les autres se voient contraints de traverser la Manche pour parler aux Français. Jean Nohain dit Jaboune, speaker vedette de la station avant guerre, s’enfuit pour rejoindre les Forces françaises libres à Londres, mais il choisit les armes plutôt que le micro pour combattre l’ennemi. Sur les ondes de Radio Londres, abritée par la BBC, Maurice Schumann, la «voix» du général de Gaulle, s’adresse gravement à ses concitoyens pendant cinq minutes, deux fois par jour, dans Honneur et Patrie, prélude solennel aux pitreries de Les Français parlent aux Français, une série de sketches, chansonnettes, blagues et fausses publicités. Supervisée par Jacques Duchesne et animée par une bande de jeunes chroniqueurs engagés et insolents, la proximité de ton et la gouaille de l’émission étonnent et détonnent : on est loin de l’austérité déjà toute gaullienne qui précède, mais aussi de la solennité ampoulée de Radio Paris. Le jeune Pierre Dac martèle «Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand», sur l’air de «La Cucaracha», avant de céder la place à une litanie de messages personnels, aux codages énigmatiques et parfois extravagants.