Avec son ouvrage La vie retrouvée Ghislaine Dunant brosse un portrait de l’écrivaine Charlotte Delbo qui a fait de ses trois années de déportation à Auschwitz une œuvre littéraire exceptionnelle. Dans cet essai biographique – qui analyse les liens entre la vie de l’intellectuelle et ses textes – Ghislaine Dunant trace le profil d’une femme hors du commun.


En juillet 1971 à la question « pourquoi êtes-vous devenue écrivain ? », Charlotte Delbo répondra : « parce que j’ai été déportée, parce qu’il y a eu Auschwitz ».

« Il y a dans l’aventure de Delbo écrivain, une géographie saisissante du voyage personnel d’une personne riche et vivante qui a connu le “souterrain”, le passage obscur de son effondrement, après avoir traversé la détresse morale la plus grave confrontée à la mise à mort de masse et individuelle, et qui écrit ensuite par étapes successives des livres sur le sens et la réalité de son voyage ».
La biographie suit ce précepte. Dans la vie retrouvée Ghislaine Dunant nous entraîne dans une liaison conjointe : vie personnelle et création artistique qui nous font découvrir une Charlotte Delbo, grande intellectuelle cherchant à confronter ses convictions avec la réalité des faits comme lors de son voyage en Union soviétique où elle conserva toute sa lucidité critique. Même lucidité et même intransigeance lors de la guerre d’Algérie. La femme magnifique, qui adore les beaux dessous, les vêtements soignés, est une femme qui joue de son charme et séduit ses interlocuteurs. C’est une femme qui souffre affectivement d’être trop entière, trop exigeante, mais qui possède un dynamisme hors norme. C’est avant tout une écrivaine de premier ordre qui « passera sa vie à écrire ce qui n’était pas concevable et qui fut ».
Ses ouvrages majeurs ne sont pas des documentaires sur les camps. Ils ne nous apprennent rien de l’organisation, ils ne manifestent aucun jugement ou sentiment de revanche ou de haine. L’horreur de ces camps, désormais, nous la connaissons tous. Aussi Charlotte Delbo par un usage millimétré des mots, qu’elle chérit tant, va au-delà. Elle montre par de petits détails, qui deviennent de la tendresse sous une forme poétique, l’extrême violence des situations mises en lumière par le décalage avec des faits réels connus. Traduire non pas le réel, qui est indicible, mais l’impression laissée par le réel.
« Ma voisine. Appelle-t-elle ? Pourquoi appelle-t-elle ? Elle a eu tout d’un coup la mort sur son visage, la mort violette aux ailes du nez (…) la mort dans ses doigts qui se tordent et se nouent comme des brindilles que mord la flamme et elle dit dans une langue inconnue des paroles que je n’entends pas. Les barbelés sont très blancs sur le ciel bleu. M’appelait-elle ? Elle est immobile maintenant la tête retombée dans la poussière souillée. Loin au-delà des barbelés, le printemps, chante (…). »
En refermant cette très belle biographie, une question abyssale, indécente peut-être, s’impose : Charlotte Delbo aurait-elle écrit une œuvre littéraire majeure sans son expérience des camps de concentration ? Aurait-elle pu placer ses mots magnifiques dans une œuvre fondée sur l’amour et le quotidien normal ? Paradoxe d’une vie construite sur l’horreur, mais transcendée par la beauté des mots et de la poésie. Le même paradoxe qui fit acheter à Charlotte Delbo, comme résidence, une gare désaffectée entre Gien et Montargis. Une gare comme ce bâtiment où tout son malheur débuta.
Charlotte Delbo La vie retrouvée Ghislaine Dunant, Éditions Grasset, 60 pages, 24€, Prix Femina 2016 de l’Essai.
* À lire la trilogie « Auschwitz et après ». Tome 1 : « Aucun de nous ne reviendra », véritable chef d’œuvre. Tome 2 : « une connaissance inutile ». Tome 3 ; « Mesure de nos jours ». Ces trois ouvrages sont édités aux Éditions de Minuit, comme le bouleversant « Le convoi du 24 janvier ».
