Le Labyrinthe du singe et La Phrase errante, deux précédents textes d’Alain Roussel, nous plongeaient dans le cours des eaux agitées d’une langue débridée, baroque, bondissante et tourbillonnante, faite de jeux d’esprit et de mots gorgés d’humour et de poésie. Plus avant, La vie privée des mots, déjà, nous entraînait dans le dédale et tourbillon verbal où se (et nous) perdait Alain Roussel. En voilà la suite, dix ans plus tard, avec La vie secrète des mots et des choses. L’enchantement de la langue et de l’esprit reste le même.
Voilà, c’est décidé. Je commence dès aujourd’hui une collection de mots
Ce nouveau texte, collecte et inventaire personnel de mots et de lettres comme l’annonce Alain Roussel, ne déroge pas à ses précédents livres et le plaisir d’écrire et de décrire continue et s’amplifie. Qu’importe la logique, l’écrivain lancera les mots comme des osselets ou des dés jetés à loisir et à foison sur le tapis d’un jeu verbal pour les observer, les scruter, les décrire, les décortiquer, les désosser, les manipuler, les démonter et remonter, en interpréter l’architecture lexicale comme le ferait un linguiste féru d’étymologie – que l’auteur se garde bien d’être – et plonger dans le mode poétique du naturaliste – que notre écrivain pourrait bien rêver d’être -, à la manière d’un Michaux nous éblouissant de ses Notes de zoologie d’où surgissent l’Auroch, la Parpue, la Darlette, l’Épigrue ou la Cartive, comme autant d’étranges créatures nées d’insolites et oniriques vocables et visions.
Le poète Alain Roussel occupe plus que jamais, dans ce nouvel ouvrage, un terrain de jeu qu’il affectionne : faire surgir, lui aussi, comme Michaux, la puissance évocatrice et poétique des mots réunis dans sa collection personnelle. Roussel l’annonce d’entrée de jeu – c’est bien le mot – : d’aucuns collectionnent les timbres ou les monnaies – trop couru -, les automobiles ou les montres – trop cher -, eh bien la collection privée de notre écrivain sera un inventaire… de mots, comme un recueil de termes et de morceaux choisis loin de l’infinie et vaine exhaustivité d’un dictionnaire. Quoi de plus logique après tout pour un auteur que d’aligner des mots ? Mais quel ordre adopter ? Aucun, sans doute, le hasard fera (bien) les choses. Comme la boule du flipper ou du billard qui heurte de-ci de-là l’obstacle qui la relance, les mots se percuteront et se répercuteront pour tracer leur route en cavalcade aléatoire et zigzagante – et pas moins éclairante – dans l’aire du jeu des mots et des lettres. Et puis une collection, cette « fureur de conserver et de classer » comme disait Georges Perec, n’est-ce pas aussi un peu pour un auteur le remède à « une panique de perdre [ses] traces », disait le génial oulipien, celles des mots en l’occurrence ?
Le mot « mot » précisément, très vite Alain Roussel tournicote autour, s’interrogeant sur sa banalité, sa vacuité de contenu et de sens qu’il traîne après lui : « Contrairement aux autres mots, il ne répond que de lui-même, il ne renvoie qu’à lui-même, son signifiant est aussi son signifié. Tous les mots, sauf mot, servent à donner du sens, désigner des concepts, des émotions, des sentiments, des sensations, des objets, des attitudes, des actions. Peut-être aurait-il fallu un seul mot dans ma collection : le mot « mot ». C’eût été parfait. Ma soif d’absolu aurait été rassasiée. Je m’imagine chaque soir ouvrant mes yeux étonnés sur ce mot unique, presque muet (« mutus »), comme cousu dans son silence, ou grognant (« muttum »), un mot pas encore rogné, pas encore renié, vide de tous les mots, quelle extase ! ». Alain Roussel se livre alors à ce qu’il fera tout au long de son texte, à un vagabondage, une cavalcade et sarabande verbale jouant et jonglant avec les ramifications et échappées d’un langage débridé, avec cousinages, parentèles, homonymies, homophonies, fantaisies et calembours en tout genre :
Mot est du sexe masculin. Il est célibataire. Je trouve élégant de le marier à motte, dont on fait le gazon, d’où gazouillis, d’où la langue des oiseaux. Si j’introduis l’initiale de rire au plus profond de mot, je le livre à la mort, à la mort joyeuse certes mais à la mort. Pour me racheter, je lui offre un préfixe : a, amort, l’amor, l’immortalité par l’amor, par l’amour. Mots, les mots, maudire, dire les mots pour maudire […]. Le mot « mot » se glisse subrepticement dans la mort et dans l’amour, sans son t, car l’amour préférant se laisser porter par les vents, n’a pas de gouvernail.
Et voilà notre Roussel (Alain, heureux homonyme et homologue de l’autre, Raymond, prestidigitateur et mécano des mots avant lui) qui continue de rebondir, du mot vers la lettre cette fois – « les lettres portent l’être, lien entre le Verbe et la Vie » -, voyelles et consonnes entremêlées ou redoublées, « cabale phonétique » d’assonances et allitérations, mariages et sonorités musicales évocatrices et mélodieuses ou conflictuelles et rudes à la langue et l’oreille :
Le mot amour a une sonorité qui invite à la sensualité. Pour le prononcer, on ouvre d’abord la bouche avec avidité et même étonnement, voire stupéfaction : a. C’est donc ça l’amour ? La voix glisse ensuite sur les lèvres tendues comme pour un baiser et se laisse naturellement porter par les vagues voluptueuses du m pour aller roucouler par le ou, déployé en un souffle chaud et langoureux, dans les rouleaux du r qui l’entraînent par un long frisson dans la rocaille des corps […]. Le mot sexe est très parlant : par le x il annonce la rencontre et l’union, le croisement, mais aussi l’affrontement, la guerre. Le e c’est l’initial d’Ève, l’androgyne primordial jailli des eaux, qui avait une tonalité plus féminine que masculine. Le serpent s par le pouvoir du x sépara Ève d’elle-même, la divisa et il y eut deux Ève qui s’unirent : sexe.
Côté sexe, précisément, la psychanalyse et papa Sigmund sont convoqués dans un total délire verbal et littéral. Freud, père de l’analyse, dites-vous ? Et le calembour de surgir de derrière, si l’on ose dire : parlons plutôt d’anal et de Lise, n’est-il pas ? Et pourquoi donc Freud nous a-t-il caché l’existence de cette Lise ?
Freud, il s’y connaît en mots d’esprit et en sexualité. Après son escapade, il est rentré à Vienne. Il est dans son cabinet. Lise est là. Elle est venue le rejoindre. Elle s’est déshabillée, a jeté avec désinvolture sa jupe parmi les encriers, sur le bureau ciré […]. Au mépris du protocole qu’il a pourtant inventé, c’est Freud qui parle. Il s’approche d’elle, l’œil en feu, barbe ébouriffée, cheveux en bataille, joues écarlates. […] : Ah, quelle belle moue, quelle belle mouche, j’adore vos bas, j’adore vos babouches, ma langue fourche, ma langue est un four, permettez que je vous tou, que vous toutou, que je vous touche, vous m’avez l’air bien phare, bien farouche… […]Votre mollet, pris au collet de mes tendres mains, est un feu follet. Sur l’hôtel de vos fesses, j’aimerais dire la messe, nos corps en lit, nos corps en liesse, je chanterais votre proue, vos prouesses, voyez comme je me dresse, allons Madame, ne me mordez pas trop, ah, le bouge, la bougresse, ah la diablesse, rien ne presse, vous me mettez en pièces, vous tenez vos promesses, ah, quelle allée, quelle allégresse ! » Et la fièvre monte : « Viens, Lise, que je te débarrasse de tes bas, que je t’ambre, que je t’embrasse, par brassées embrasées […] Ô ma Lise, malicieuse, licencieuse, je monte aux cieux. Du vol de huppe de mes doigts je soulève ta jupe, voluptueuse relique, je te reluque, nues tes cuisses, nue l’anse où je m’élance, où je sens, où je hume l’anis – avec un je-ne-sais-quoi d’un parfum de thé – jusqu’au vertige, jusqu’au râle, dans le grand lit à spirales qui m’aspire. Tu es nue, oui, tu es nuit, inouïe, alors je viens boire le vin, tabou, de ta bouche et te mordiller tendrement l’or, l’orée à l’aube, le lobe de l’oreille sur l’oreiller, en te disant des mots doux : c’est ainsi qu’un homme aime une femme !
N’en jetez plus, cher Sigmund ! Herr Doktor qui, protocole oblige, laissait la parole à l’autre, écoutait, notait, interprétait, tombe à son tour dans un plein délire verbal. C’est « le bon plaisir du récit », celui qui nous enchante et fait surgir une nouvelle histoire d’une inversion, d’un décalage, d’une collision devenue collusion, d’une expansion ou compression de vocabulaire, dans un feu d’artifice de fantaisie et de folie où mots et lettres disparaissent, réapparaissent, changent de place et de sens dans un onirique chamboule-tout et un poétique sens-dessus-dessous : « Ça part d’un seul coup, au détour d’un mot, en croc-en-jambe. De la friction des lettres, jaillit une fiction. »
Les lettres ont aussi leur vie et leur sens propres. Jérôme Peignot, l’historien de la police (typographique), dont Alain Roussel ne manque pas de nous rappeler les érudites et originales recherches, s’était amusé à imaginer la forme anthropomorphique des lettres de notre alphabet romain aux dessins faits de pointes et de courbes, de pleins et de déliés, d’empattements et de mâchicoulis dans lesquels se perdre, se prendre et se pendre. Roussel s’empare du flambeau avec gourmandise dans un intime, ultime et torride échange de lettres d’amour entre le r qui ouvre la correspondance et le l qui la clôt. Les mots enflammés, d’une orgiaque et orgastique énergie verbale et sexuelle, achèveront la correspondance par rupture et fuite de la volage lettre l devenue follement et subitement amoureuse d’une consœur… sanskrite. Ah, malheur d’un monde babélien sans frontières, une seule lettre vous manque, envolée vers d’étrange(r)s langages, et tout est dépeuplé !
Alain Roussel, dans la suite et fin de cette œuvre, plaine/pleine « de vastes territoires sémantiques », achèvera de conjuguer et décliner mots et choses. Jamais très loin de Ponge, il clôturera un tour des mots en quatre-vingt choses, ou plus modestement dix-huit, s’attardant de la chaise à la poignée de porte en passant par l’arbre, le chemin et la neige, à la manière du grand Maître de la célébration du mot et de l’objet, qui écrivait dans La Fabrique du pré : « L’amour des mots est en quelque façon nécessaire à la jouissance des choses. » Roussel conclut alors son dessein propre ; s’arrêtant devant « Les murs », il nous donnera dans d’ultimes et superbes pages l’illustration de son rapport au monde et aux choses :
Par une perception directe, j’ai fait entrer les objets du monde réel dans mon univers intérieur sans trop les défigurer. […] Ainsi les murs, ces cloisons figées qui se vengent de leur immobilité en réglant mes mouvements. Mais qui construit les murs sinon l’homme, à l’image de ceux qu’il porte en lui et qui forcent sa pensée à dériver sans cesse par peur d’une brûlure immédiate avec la vie ?
C’est ce qu’Alain Roussel appelle sa « métaphysique ». Et qui confère à ces inventifs, flamboyants et poétiques textes un rare bonheur de lecture.
La vie secrète des mots et des choses d’Alain Roussel, éditions Maurice Nadeau, 7 juin 2019, 208 pages, ISBN 978-2-86231-280-4, 19 euros.
Alain Roussel est né en 1948. Il s’est intéressé très tôt à l’ésotérisme, dont l’alchimie et la cabale phonétique, et aux spiritualités orientales. Mais c’est la poésie qu’il découvrira par la lecture, à l’âge de dix-huit ans, de Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire, Breton, Desnos, Péret, Aragon, Artaud, Michaux…, qui l’incitera à écrire. Il a publié une trentaine de livres ou plaquettes, notamment chez Plasma (Drachline), Lettres Vives, Cadex, Apogée, La Différence et publie régulièrement des notes de lecture dans En attendant Nadeau, la revue Europe et sur son blog, Passager clandestin de la pensée.