Marc Dugain nous avait accoutumé à explorer le destin des grands hommes qui ont fait ou contribué à faire l’Histoire, comme Edgar Hoover dans La malédiction d’Edgar ou Robert Kennedy dans Ils vont tuer Robert Kennedy, à nous éclairer aussi sur les agissements et dérives politiques dans L’Emprise, métaphore de l’Affaire Karachi. En 2021, Marc Dugain nous livre cette fois un texte très personnel consacré à son père. Un livre d’héritage, inoubliable et magnifiquement écrit.
Mettant à profit en 2020 une longue période de confinement, Marc Dugain va se décider, retiré dans sa maison des rives de la Côte d’Émeraude, à écrire cette fois sur un homme avec qui, longtemps, trop longtemps, il s’était bien mal entendu et compris, voire vigoureusement opposé : son père. Et c’est au terme de l’existence de ce père en train d’agoniser et mourir à l’hôpital d’un invasif cancer qu’il va s’ouvrir à l’interne de service chargé des derniers soins palliatifs. Un père dont il finira par percevoir l’extraordinaire force de caractère, la volonté et l’amour que, finalement, ils se portaient tous les deux.
Marc Dugain fut narrateur de la vie de deux hommes blessés par l’existence : infirme de guerre pour l’un, infirme civil pour l’autre. Eugène Fournier, son grand-père maternel, ancien combattant de la Grande Guerre – et dédicataire de La Chambre des officiers – était revenu défiguré des combats au milieu de ceux qu’on avait appelés alors les « Gueules cassées ». Visage arraché dans sa moitié inférieure par un éclat d’obus, il subira moult opérations de chirurgie reconstructive pendant cinq années au Val-de-Grâce. L’autre, père de Marc, frappé par la poliomyélite dans sa jeunesse, à l’été 41, perdra l’usage complet de ses jambes. Un grand chirurgien parisien de l’Hôpital des Enfants-Malades, au prix de multiples interventions, le sauvera, « assez pour récupérer une jambe, mais pas pour retrouver les deux », lui évitant un handicap majeur à même d’hypothéquer lourdement sa vie.
Tous les deux étaient décidés à ne pas se laisser aller, à ne pas sombrer, jusqu’à devenir ingénieurs, exemples parfaits de résolution et de courage, de constance et d’énergie pour leur descendance.
Marc, au chevet de son père en agonie et près de disparaître, l’avoue :
« J’ai failli le rater de peu. Au moment où je l’ai vraiment connu et compris, où je l’ai vraiment aimé, où enfin j’allais pouvoir profiter de lui et de son estime, on me l’a arraché, comme si ce que nous devions vraiment construire ensemble nous était interdit. »
Une fin de vie noyée dans les douleurs ultimes d’un cancer généralisé bouleversera le fils longtemps acharné à contrarier un père dont l’amour et la tendresse lui paraissaient inaccessibles, ou absents. Il a pourtant fini, avant qu’il ne soit trop tard, par se réconcilier avec cet homme qui n’avait peut-être pas conscience d’une maladroite rigueur et inflexibilité tant elles lui étaient naturelles.
La Volonté, texte autobiographique ? Plutôt un roman, écrit d’entrée Marc Dugain :
« La plus belle des fictions est celle qu’on entretient sur ses proches dans des souvenirs qui jalonnent une mémoire flottante. »
Le grand-père de Marc, Breton aux origines sociales modestes, était l’époux d’une femme solitaire et délaissée, mère de famille aux pauvres ressources après le départ de son mari, homme d’équipage d’un navire transatlantique bloqué à New York par la guerre. Au point qu’elle se croira longtemps veuve, noiera sa tristesse dans un alcoolisme insidieux, et mettra en terre un cercueil vide, jusqu’à l’inattendu retour du conjoint, sans explications, une fois la paix revenue.
L’un de ses fils, père de Marc, renoncera à être le coureur des mers et « capitaine au long cours » qu’il rêvait d’être lui aussi. Poliomyélite oblige, la maladie lui fera obstacle pour intégrer l’École Polytechnique. Mais à force d’efforts et de ténacité, par la grâce aussi d’un enseignement public attaché au mérite et mené par des professeurs dévoués et exemplaires, il suivra un cursus brillant et deviendra un éminent ingénieur de physique nucléaire et chercheur de la science des sols.
Il rencontrera une femme de sa trempe, au hasard d’un voyage en train. Voisin de son siège, il l’aidera à résoudre un problème de maths…et ils ne se quitteront plus ! Leurs familles respectives, d’origines géographiques et classes sociales bien différentes, et singulièrement frappées l’une et l’autre par le handicap et l’invalidité, auront bien du mal à envisager l’union.
Ces deux-là néanmoins se marieront et formeront un de « ces couples forteresses qui offrent à leurs enfants un front soudé, sans faille apparente. » Les conjoints, « indispensables l’un à l’autre », s’attacheront à une parité et une solidarité rares entre mari et femme dans les années cinquante et soixante. Sans parler de leur singulière ouverture d’esprit pour l’époque « quand il s’agit de sexualité ou de race. » Une vertu, il est vrai, « qu’ils perdent quand il s’agit de réussite sociale. »
Le couple ne choisira rien de leur avenir qui pourrait les séparer. Et pour renforcer leur entente, ils feront des choix de carrières les portant loin des disputes familiales, permanentes ou larvées, vers ces territoires du bout du monde, comme la Nouvelle-Calédonie, où ils découvriront un étrange code social de l’indigénat discriminant les Kanaks, fruit de la centralisatrice et inique administration française. Ils iront aussi en Afrique, où Marc verra le jour. Un continent que le père, riche de sa science des sols, s’attachera à « parcourir, savane, brousse et déserts, à la recherche des terres pour nourrir la population. » Autant de cursus professionnels, chez l’un et l’autre, qui leur ouvriront les yeux sur les réalités politiques et sociales de pays sous la coupe expansionniste et impérialiste de puissances européennes, France en tête, colonisatrice de l’Indochine et de l’Algérie « dont tout le monde parle comme du tombeau de l’expérience coloniale. »
Tout un pan de l’histoire familiale de Marc Dugain s’inscrit ainsi dans l’histoire de ce XXe siècle, le siècle de ses grands-parents et parents, un siècle endeuillé par deux guerres apocalyptiques, des racismes d’État et des massacres de masse. Un siècle où les pays développés s’éloignent peu à peu de toute forme de spiritualité au profit d’un matérialisme et d’un « fétichisme de l’abondance », résultante d’une « civilisation industrielle dont [les parents de Marc] rêveraient [que leurs fils] devienne un maillon de plus. » Un siècle qui est en train de livrer la planète à une destruction progressive des terres et océans. Inscrivant l’histoire des siens dans la grande Histoire, Marc Dugain, humaniste et philosophe, ne manque pas de nous rappeler ainsi les défis politiques et environnementaux du siècle présent.
Envers, et revers, de l’amour qui scelle le couple : cette solidité affichée « renvoie [leurs enfants] à un étrange sentiment de solitude. […] Leur obsession du travail permet d’oublier que leur fils ne sera jamais à leur image. » Et Marc, résigné à n’être jamais à la hauteur des vertus d’un père et d’une mère sans faiblesses, étouffera « sous cette exemplarité qu’il ne peut pas dupliquer sans abdiquer sa propre personnalité. »
Velléitaire et « désespérant généraliste de l’inaptitude », à l’inverse d’un frère aux précoces et solides ambitions scientifiques, il s’éloignera alors du cercle de famille au point de plonger dans les dérives anarchisantes d’une jeunesse contestataire, comme une provocation : « Il ne sait pas ce qu’il est venu faire sur terre et il entend le faire savoir. » Mais une provocation en forme d’impasse : « Il comprend comment le peuple de la contre-culture qui l’a inspiré s’est transformé en une bande de clochards défoncés. »
Conscient de la « lente déstructuration d’un fils perdant toute attache », le père de Marc confiera son fils en pleine « dégénérescence passive » à sa meilleure amie et son mari, couple féru d’art et de littérature. Tous les deux auront l’intelligence de l’écouter, de lui parler, de le replacer dans « l’intimité intellectuelle et la confiance en soi » qui lui feront alors retrouver la volonté, l’ardeur et la constance, qualités d’un père comblé de regagner au bout de sa vie l’estime et l’amour de son enfant.
À la veille de disparaître, le père de Marc, l’homme de foi devenu agnostique, échangera avec son fils, heureux de faire de lui, « l’adolescent devenu jeune homme », un passeur et un héritier, un homme de « la transmission, seule postérité qui vaille, qui n’est pas celle de l’œuvre, mais celle de l’être perpétué chaque jour dans sa descendance. Les civilisations primitives savaient célébrer les anciens, essence même d’une spiritualité qui doit rester le propre de notre humanité. »
Le livre de Marc Dugain est un grand et beau texte de la filiation et de l’amour. Et un magnifique hommage à celui qui fut l’homme de sa vie.
La Volonté, de Marc Dugain, Gallimard, parution 19 août 2021, coll. Blanche, 288 p., ISBN 978-2-07-294594-6, prix : 20 euros.
*Intégralité de l’interview de François Busnel dans La grande librairie du 1er septembre 2021 : https://www.youtube.com/watch?v=HEwPeoQNw8M
*Marc Dugain sera en signature à St Malo à la librairie La Droguerie de marine, quartier de Saint-Servan, le dimanche 12 décembre à 16 heures.
*À lire également sur Unidivers, les autres chroniques sur les ouvrages de Marc Dugain :
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