BD. Paco Roca dessine L’abîme de l’oubli pour faire vivre les souvenirs

l'abime de loubli paco roca

Inhumer dignement des hommes fusillés et enterrés dans des fosses communes après la guerre civile espagnole, c’est le combat des familles que racontent Paco Roca et Rodrigo Terrasa dans L’Abîme de l’oubli, roman graphique touchant d’humanité. Bouleversant.

Il est difficile pour une nation de regarder en face les pages sombres de son histoire. Un voyage de quelques jours en Espagne suffit à comprendre combien la période franquiste est encore douloureuse et difficilement racontable, un demi siècle après la mort du dictateur. La littérature est un des rares domaines qui osent ouvrir les portes du souvenir. Javier Cercas et Victor del Arbol notamment, utilisant la forme du roman policier, se souviennent dans leurs livres de ces années noires. La bd ne pouvait pas être en reste. Alfonso Zapico et sa quadrilogie Le Chant des Asturies s’était attaché à une révolte ouvrière de 1934. Paco Roca, avec L’Abîme de l’oubli, souhaite rendre hommage à deux cent mille disparus, enterrés anonymement après la Guerre Civile et toujours dépourvus de sépultures identifiées.

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On reconnait les derniers ouvrages de Paco Roca notamment grâce à leur format à l’italienne, un format nous a confié l’auteur, qui est celui de « l’intimité ». En restreignant l’espace, il nous rend plus proche des personnages. Ainsi le dessinateur remonte une nouvelle fois le temps et redonne vie, comme dans La Maison en 2016 (voir chronique) ou Retour à l’Eden en 2022 (voir chronique), à des êtres disparus. Intimité, souvenirs, mémoire sont les maîtres mots de l’auteur espagnol qui plongent ses pinceaux dans la nostalgie.

« C’est l’oubli des vivants qui fait mourir les morts », écrivait Auguste Comte. Cet oubli, une vieille dame, Pepica Celda, le combat avec de nombreuses familles. Elle veut exhumer le corps de son père enterré dans la fosse commune 126 de Paterna par les franquistes. L’octogénaire nous touche par son obstination sans faille à vouloir restaurer la mémoire de son papa. Elle est digne, proche, déterminée, et on a envie de la tenir par la main pour la soutenir dans son combat et dans son chagrin. Paco Roca montre et dessine l’humanité commune, celle de ceux qui n’ont pas écrit l’Histoire mais la vivent. Il partage par son trait, le regard terrifié d’un soldat du peloton d’exécution en 1940, qui va abattre le père de Pepica, deux petits points noirs qui disent plus que les mots, la peur de tuer un être innocent.

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Surtout, le dessinateur, aidé au scénario par Rodrigo Terrasa qui est à l’origine de l’ouvrage, nous fait partager la vie intime et forte de Leoncio Badia, humaniste, amoureux des astres et de mythologie, autodidacte qui rêve d’un monde meilleur grâce à l’éducation. Républicain, il va être condamné par les franquistes à devenir fossoyeur. Un rouge pour enterrer les rouges ou plutôt pour enterrer des « chiens ». Plus de 2000 corps vont être ainsi ensevelis par Badia, un acte qui ne laisse pas indemne.

Les scènes de fossoiement sont impressionnantes d’inhumanité et mettent d’autant plus en exergue le rôle de Leoncio, seul être capable de sentiments, prêt à ouvrir en cachette le cimetière aux veuves pour qu’elles puissent apercevoir une dernière fois le corps de leurs maris assassinés, rite symbolique essentiel pour « faire son deuil », rite unique dans l’espèce animal. Badia prélève sur les corps des souvenirs des victimes qu’il va minutieusement répertoriés pour les offrir secrètement à leurs familles. Ce sera une mèche de cheveux pour le père de Pepica. Un morceau de chemise, un bout de corde, une paire de lunettes cassée, permettent aux vivants de se réapproprier les parcelles de vie du défunt, de maintenir une image, celle de la vie.

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Les couleurs neutres, terreuses, qui font surgir d’autant plus le rouge du sang, les cases petites, le trait simple, contribuent à nous faire partager cette profonde humanité qui unit les chercheurs, les archéologues, à la quête du moindre indice pour identifier les corps. Remarquablement construit, nous revivons les fusillades tragiques, l’inhumanité des Franquistes, la peur de l’attente de la mort mais aussi le combat des familles pour avoir le simple droit de mettre un nom sur une tombe, et même d’y déposer une fleur en dehors de la Toussaint.

Cette histoire inspirée de faits réels et documentés par des historiens dit combien est importante l’idée depuis Sapiens et la prise de conscience de « la finitude de la vie », que les Hommes ont prêté à l’existence « un sens mystique » qui s’accompagne de rites funéraires essentiels. Si « les tombes en disent beaucoup d’une société », elles racontent en partie l’Espagne franquiste qui a exhumé ses partisans eux mêmes enterrés dans des fosses communes mais a laissé ses opposants en terre pour « ne pas remuer le passé ».

Roca et Terrasa le remuent ce passé pour redonner une existence à ceux qui ont été gommés de l’Histoire et permettre de voir leurs noms gravés sur la pierre. C’est touchant. C’est émouvant. C’est bouleversant. C’est beau et profondément humain.

L’abîme de l’oubli de Paco Roca et Rodrigo Terrasa. Éditions Delcourt. Collection Mirages. 296 pages. 29,95€. Parution : 17 janvier 2025

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Eric Rubert
Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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