C’est avec la plus grande curiosité et en grand appétit que l’on découvre L’Amitié dans tous ses états, un bel ouvrage de 40 échanges de lettres aux éditions Médiapop, présentées par Nicole Marchand-Zañartu et Jean Lauxerois, coordinateurs, et toute une équipe de commentateur(trice)s sous l’égide de L’Amitié, que ses auteurs sous-titrent, avec un double sens, en clin d’œil à Baudelaire, Correspondances.
La littérature épistolaire a depuis des siècles la faveur de l’édition dans cette France qui a fait de la Marquise de Sévigné le parangon de L’Épistolière (c’est d’ailleurs à ce titre qu’elle donne son nom et qualité à une rue de Rennes). Et l’on sait que les lettres de Flaubert à Louise Collet font désormais partie de sa production romanesque, au même titre que Madame Bovary ; l’on en dira autant des Lettres à Felice ou à Milena ou à Ottla de Kafka, désormais haussées à la dignité littéraire. Avec L’Amitié dans tous ses états, Nicole Marchand-Zañartu et Jean Lauxerois rassemblent 40 échanges de lettres dans un recueil publié aux éditions Mediapop.
On connaît bien, à Rennes, Nicole Marchand-Zañartu, veuve d’Enrique Zañartu, peintre chilien, dont les œuvres furent exposées, en 2016-2017 au Musée des Beaux-Arts de Rennes (Catalogue d’exposition des Beaux-Arts de Rennes, Enrique Zañartu, Beachcomber, Médiagraphic, 2016). Elle vint aussi dans notre ville présenter son bel ouvrage collectif Les Grands Turbulents : portraits de groupes 1880-1980 (Médiapop, 2018).
Et c’est dans ce même esprit que Nicole Marchand-Zañartu rassemble ici pas moins de quatre-vingts voix qui dans « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». En touchant aux quatre points cardinaux : littérature, peinture, musique et cinéma, les auteurs de cette compilation épistolaire mettent en présence des maîtres d’arts du monde entier, du Japon à l’Asie mineure, du Mitteleuropa à l’Angleterre et du continent américain à la Russie. Mais de France, d’abord, nous retiendrons l’échange tumultueux, vingt ans durant, entre Georges Perros (pseudonyme de Georges Poulot choisi pour son amour de la Bretagne), l’âme poétique de Douarnenez (Papiers collés, prix Bretagne), et Jean Grenier, le Briochin, qui fut, au lycée Bugeaud à Alger, le maître d’Albert Camus :
« Perros a découvert l’œuvre de Grenier, oscillant entre les brumeuses côtes de la Manche et les limpides rives de la Méditerranée, questionnant la liberté, le choix, le mal, adulant le soleil, le silence, la solitude, et s’y est senti en terrain amical, propice à son propre déploiement existentiel ».
Et que dire de la longue amitié de ces deux immenses poètes français, René Char et Edmond Jabès ? Échange de lettres, de livres et d’affection, comme en attestent ces deux missives si éclairantes sur l’art poétique de l’un et de l’autre :
« Mon très cher René Char
Juste un mot – un mot juste pour vous dire combien ces moments que nous avons passés ensemble, chez vous, ont été précieux pour moi. […] Vous m’avez comblé une fois de plus : un très beau livre, ces cassettes, prolongement de votre voix, là même où elle s’écrit…
C’est aussi en poète que chacun d’eux écoute le livre de l’autre.
Je vous remercie, Edmond Jabès, de m’avoir envoyé Les mots tracent. Comme vous le prouvez il faut une haute épaisseur de poésie pour que se mette en marche une seule vague, cette vague qui devra bondir assez loin pour mordre le fruit du rivage des hommes et de leur tragédie : avec quelque espoir de transformer, d’anéantir, de relever… »
On retiendra de cet excellent portrait d’une amitié par Aurèle Crasson, cette phrase lumineuse de Jabès : « … Nous ne sommes libres, vous le savez comme moi, que par la liberté de nos livres ».
De la poésie et de l’amour, des poètes toujours : « Je pense à vous comme à la plus belle des lanternes vénitiennes, votre visage », écrit Yeats, poète à l’« imagination… effervescente », à lady Wellesley, préludant à un bel échange, tout de délicatesse et d’affection, entre deux bardes d’Irlande et de Grande-Bretagne. « Entre Dorothy et William, c’était la poésie », conclut la présentatrice Danièle Pétrès.
Hermann Melville nous entraîne dans la Nouvelle-Angleterre de Nathaniel Hawthorne, au firmament d’une foudroyante amitié, dont le premier chantera , dans Monody, le regret : « L’avoir connu, l’avoir aimé … Et voici le sceau de la Mort ». Certes, la séparation des deux hommes apparaît comme une tragédie pour l’auteur de Moby Dick. Mais que dire de ces deux déracinées que furent Hannah Arendt et Mary McCarthy, et leurs 26 années d’échange épistolaire, finement analysé par Fanny Bouteiller, émerveillée par leur « écrire vrai » ? Mary y parle de son intense attachement : « Tu me manques déjà énormément », quand Hannah répond à celle « qui ne vous quitte jamais » pour « te dire à quel point tu me manques », tant l’amitié réclame la présence, fût-elle virtuelle. Et Hannah finira bien par lui écrire « Tu ne peux pas raisonnablement douter de moi… je t’aime ». Ne parle-t-on pas alors de la fameuse « moitié d’orange » qui fonde ce partage ? Au demeurant, la pudeur nous appartient si l’on sait que ces lettres n’étaient pas destinées, pas plus que celles de Kafka, à être étalées sous les yeux du lecteur. Aussi regrettera-t-on vivement, en tout autre objet, que la correspondance amicale (amoureuse ?) de la grande universitaire belge Émilie Noulet avec Valéry, Saint-John Perse et Malraux fut détruite par ses ayants-droit après sa mort. L’amitié, comme l’amour creuse ses racines, mais la séparation en diverses circonstances vitales, qui d’ailleurs est à l’origine de ces correspondance (si Madame de Grignan, la fille de la Marquise de Sévigné, n’avait pas quitté Paris pour la Provence, nous n’aurions pas les lettres de sa mère), exacerbe le sentiment amoureux, et la commentatrice conclut : « Hannah et Mary sont des déracinées. Leur déracinement est dû à l’exil, forcé pour la première et choisi pour la seconde. Le manque de racines est comblé par les liens très forts qu’elles tissent entre elles ».
L’historienne de l’art Ana Orozco se penche, pour sa part, sur l’amitié indéfectible, et sur un demi-siècle, de Pierre Bonnard et Édouard Vuillard, avec ce titre éclairant : « De la couleur malgré la brume », qui prélude à une mise en scène théâtrale et imaginaire du dialogue entre les peintres phares du mouvement postimpressionniste des nabis.
Si l’imaginaire n’est pas absent dans ce relevé postal, on remarquera le très remarquable « Rapport » d’Alexis Zorba, le héros universel que l’on sait (et qui, au cinéma, eut les traits d’Anthony Quinn) du grand romancier grec Níkos Kazantzákis, par la grâce ironique (onirique ?) de Valdo Kneubühler. Il s’agit donc là d’une fausse lettre, qui est, en fait, une explication de texte, dont on retiendra cette pétulante apostrophe :
« Tu me remets ? Zorba, ton contremaître, l’inventeur du téléphérique à la mine de lignite, le vieux paillard au grand cœur que tu as failli marier à la Bouboulina, la vieille otarie fardée… Zorba, le palikari qui n’a pas réussi à te faire brûler tes livres mais qui t’a finalement appris à danser… »
Les 93 lettres échangées entre les deux plus grands écrivains japonais, Yasunari Kawabata et Yukio Mishima nous plongent « au cœur du néant », nous avertit Françoise Nicol. Il est, vrai que le premier s’est suicidé deux ans après que Mishima s’est ouvert le ventre dans un spectaculaire sepukku. On retiendra ce magnifique éloge de ce dernier après que Kawabata eut reçu le prix Nobel de littérature :
« Le Beau Japon en moi est un texte qui explicite avec une admirable lucidité ce qui constitue le noyau de votre œuvre littéraire […]. Il y a dans la manière dont vous exposez vos réflexions une sorte de magie qui vous permet, en parlant […] du néant, d’en imposer directement la sensation au lecteur. D’ailleurs cette notion de néant […] vous en évoquez l’essence dans ce qu’elle a de lumineux et de porteur de vie en des termes faciles à comprendre pour les Occidentaux. »
On ne peut tout passer en revue, tant l’ouvrage est passionnant, éclairant, époustouflant, et nous laisserons au lecteur, histoire d’ouvrir son appétit de lecture, la liste des « participants » :
Pier Paolo Pasolini – Silvana Mauri | William Butler Yeats – Dorothy Wellesley | Herman Melville – NathanielHawthorne | Rachel Carson – Dorothy Freeman | Hannah Arendt – Mary McCarthy | Robert Walser – Frieda Mermet | Pierre Bonnard – Édouard Vuillard | Dmitri Chostakovitch – Isaak Glikman | John Muir – Jeanne Carr | Yorguis Zorba – Nikos Kazantzaki | Sam Shepard – Johnny Dark | Marcel Duchamp – Henri-Pierre Roché | Arnold Schoenberg – Vassily Kandinsky | Asger Jorn – Christian Dotremont | Gershom Scholem – Walter Benjamin | Aby Warburg – Erwin Panofsky – Ernst Cassirer | Georges Henri Rivière – Paul Rivet | Jean-Luc Godard – André S. Labarthe | Nelly Sachs – Paul Celan | Kawabata Yasunari – Mishima Yukio | Stefan Zweig – Joseph Roth | Blaise Cendrars – Henry Miller | Hermann Hesse – Thomas Mann | Paul Gauguin – Daniel de Monfreid | Gaston Chaissac – Jean Dubuffet | René Char – Edmond Jabès| Samuel Beckett – Bram van Velde | Maurice Chappaz – Philippe Jaccottet | Joseph Czapski – Jil Silberstein | Henri Michaux – Franz Hellens | Georges Perros – Jean Grenier | Valery Larbaud – Adrienne Monnier | Saint-Pol-Roux – Víctor Segalen | Andreï Tarkovski – Sergueï Paradjanov | Víctor Erice – Abbas Kiarostami | Nâzim Hikmet – Kemal Tahir | Georg Baselitz – A. R. Penck | Marie-Louise Arconati Visconti – Alfred Dreyfus | Franz Boas – Paul Rivet | | Varlam Chalamov – Nadejda Mandelstam |
On conviendra que ce menu est des plus alléchants. En définitive, nous avertit Nicole Marchand-Zañartu, « la correspondance que deux êtres entretiennent est surtout un art de la fugue, une sorte de contrepoint à l’œuvre qui la complète, et souvent l’éclaire. » C’est là l’intérêt majeur de ce regard dans les coulisses de la création : ce livre, comme quelques autres de ces deux auteurs, est un précieux sésame.
L’amitié exprimée par les mots- presque aussi belle que l’amitié qui s’exprime sans mots.