Après un premier volet consacré au Musée d’Orsay et à l’Olympia de Manet, nous partons cette semaine à la rencontre de Gauguin grâce à une BD dédiée aux deux dernières années de sa vie. Vol vers Tahiti, Papeete pour un voyage qui est tout, sauf touristique. Ou comment passer de la légèreté et de la folie de l’Olympia à la noirceur et à la folie de Gauguin … Contrastes.
Gauguin au bord de la route
Modigliani se perd dans l’alcool et la drogue. Toulouse Lautrec s’encanaille dans les maisons closes. Van Gogh se tranche l’oreille. Renoir s’entoure de jolies jeunes filles.
Et Gauguin ? Gauguin se promène en Bretagne du côté de Pont-Aven avant d’être cajolé par de jolies vahinés tahitiennes avec lesquelles il termine sa vie, sur de longues plages de sable fin. C’est ainsi que les stéréotypes traversent les générations pour schématiser une image d’artistes toujours maudits ou adulés.
Et bien justement pour qui creuse un peu la vie de Gauguin à Tahiti, son existence n’est pas celle de ce doux rêveur allongé sur le sable tahitien. Les biographes en attestent et Gaultier et Leroy dans la BD « Gauguin, loin de la route » le confirment par le dessin et par le texte.
Deux années, dernières
Même si le minimum d’informations figure dans la BD sur la vie du peintre (son activité d’agent de change, le rappel de sa famille) il ne s’agit aucunement d’une nouvelle biographie, mais bel et bien de la description des seules deux dernières années de sa vie. Et la description est noire, dure, cruelle, impitoyable. Le dessin exceptionnel donne le ton. Nous sommes loin, y compris dans les paysages évoquant Hiva Oa, cet îlot des marquises où vécut également Jacques Brel, des couleurs douces, de la ligne élégante et décorative des tableaux du peintre. Le dessin est dur, tranché, et le noir qui encercle les visages, les personnages est essentiel : la lumière des lieux rejaillit par opposition, par contraste, pas par les couleurs elles-mêmes. Ces traits, qui ressemblent aux dessins de Loustal, contribuent à éloigner une vision idyllique de carte postale de ces îles.
Car tout commence et tout finit à Hiva Oa
C’est là qu’arrive un étrange personnage, raide, droit, figé tout en traits noirs et verticaux avec pourtant une étrange gentillesse et mélancolie dans les yeux : Victor Segalen médecin, romancier poète, archéologue. C’est là que descend du bateau « la Croix du Sud » deux ans auparavant, tout en rondeur, en nudité, en brutalité, Paul Gauguin. Deux arrivées sur les quais traités dans une alternance narrative qui passe avec bonheur de la vie de l’artiste à la recherche de sa trace par le jeune médecin brestois, par des aller-retour chronologiques permanents qui accentuent cette dualité et cette double vision des choses : le monde cruel, violent, démesuré vu par Gauguin et le monde des vahinés et des œuvres recherchés par le poète médecin.
Un homme « anti »
Cette alternance on la retrouve également dans les textes nombreux, pour la plupart issus des écrits de Gauguin (« quinze cents pages à son actif » lit on dans la préface) ou de Segalen. Gauguin révèle jusqu’à son procès, quelques jours avant sa mort, dans ses écrits et dans ses propos imaginés un homme révolté, un homme « anti ».
Anti religieux, « Gauguin le maudit du Golgotha » crie-t-il au missionnaire à qui il a acheté son terrain. Anti colonialiste « défenseur d’hommes qui ne sont plus que de la chair à contributions » vitupère-t-il sur une plage. Anti militariste « quel genre d’immondices sont vos gendarmes ici ! » hurle-t-il aux magistrats chargés de le juger pour diffamation envers un gendarme. Alternance donc encore dans la violence des mots, mais aussi dans la douceur de l’artiste quand il demande aux indigènes de lui décrire un rocher, un cap en mer, avec des mots : là à ce moment précis comme dans ses peintures « le monstre » fait place au poète.
Gauguin avec ses pinceaux transforme la réalité trop dure, trop violente, « l’artiste ne doit pas copier la nature, mais prendre les éléments de la nature et créer un nouvel élément ». Dans cette BD qui offre une large place au texte, il s’affranchit pareillement, avec des mots, de la réalité et dévoile son hyper sensibilité aux choses et aux êtres définissant lui même ce promontoire marin ainsi : « le museau de l’île accroupi, Comme une bête assoiffée qui boit dans la rivière marine ».
Et l’une des rares pages sans paroles nous montre avec force la peur de l’artiste face aux vagues de tempête qui déferlent face à lui. La peur de l’artiste face à la vie.
Descente…
C’est une descente aux enfers que dessine avec talent Christophe Gaultier, une descente que son trait décrit avec minutie, sans échappatoire. Tout est crû. Vif. Brutal. Comme un scalpel découpant chaque mal avec précision. Gauguin est debout à son arrivée et sa silhouette va se plier au fur et à mesure des pages. Le dos va se voûter, porté par sa canne puis par des béquilles. Il va s’asseoir, prostré, les mains sur le visage. Puis s’allonger dans la position du fœtus, entouré de seringues et de bouteilles. Enfin, le corps disloqué finira allongé sur une paillasse jusqu’à ce qu’un indigène vienne constater sa mort, jusqu’à cette case terrible où : « maintenant il n’y a plus d’homme ». Dégradation physique essentielle au long de cette histoire, visualisation tangible du mal-être qui étreint Gauguin, exténué et épuisé par sa quête d’absolu, de beauté et d’amour. Comme le corps, au fil des pages et des jours, le visage se charge de lourds traits noirs dans des cadrages en gros plan qui rappellent les autoportraits. Le corps se disloque. La tête noircit et se creuse. Jusqu’au visage de cadavre. Rien ne nous est épargné de cette chute vertigineuse : sexe, drogue, alcool. La jambe pourrit. La salive est pleine de sang. Démesure. Perdition. Effondrement.
Segalen
Seule la quête a posteriori de Victor Segalen, qui achètera presque tous les dessins de Gauguin, les sauvant ainsi de la destruction, atténue cette vision terrifiante. Le poète recherche l’artiste, l’autre Gauguin, celui capable d’aimer (même fugitivement), celui capable de créer. Lui saura même aimer cette vahiné, Sara, que Gauguin ne put étreindre.
Regard violent de Gauguin, regard tendre et compréhensif de Segalen, tout l’album bascule dans cette alternance de vision, de chronologie, de narrateur.
Et puis il reste le dessin, exceptionnel qui par une dernière page magnifique semble vouloir atténuer toute la noirceur du propos comme si la beauté de la nature, de la peinture de Gauguin, restait le point final. « Paul Gauguin ne se donne pas », dit l’artiste en parlant de lui même.
« Gauguin fut donc un monstre, et il le fut complètement, impérieusement » écrit Paul Segalen.
Gauguin fut donc un immense génie, peut-on ajouter, mais aussi un homme cherchant simplement à vivre. Plus que le peintre c’est cette difficile condition d’homme que cette magnifique BD a cherché à montrer. Pari réussi.
À suivre…
Gauguin : loin de la route par Gaultier (dessinateur) – Leroy (scénariste), Éditions le Lombard, novembre 2013, 20€