Dans le cadre de sa résidence au Triangle, la chorégraphe Latifa Laâbissi présentera son solo Self portrait camouflage, le jeudi 19 janvier (20h) et le vendredi 20 janvier (19h). Ces représentations s’inscrivent dans le cadre d’une série de rencontres sur le thème « Politique du minoritaire ».
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Entretien version écrite :
Unidivers : Au début de Self portrait camouflage, vous êtes étendue sur la scène, le corps recroquevillé, raide, pris parfois de spasmes. On ressent une tension dans les gestes, des moments de paralysie comme suspendus. Peu à peu vos membres s’étendent, votre métamorphose se poursuit. L’œuvre semble ainsi symboliquement commencer par votre naissance où, à l’instar d’Orlan qui accouche d’elle-même, vous prenez conscience de votre être, à la fois corps et âme.
Latifa Laâbissi : C’est une lecture qui est assez savoureuse à entendre, mais qui est une lecture subjective. Ce que je retiens dans ce que vous avez dit en tout cas, qui est vraiment un élément dans mon travail, est l’état du corps en effet plutôt noué ou en tension. On pourrait dire un corps chaotique. En fait, ce n’est pas tant lié à moi, personne, sujet, Latifa, ma propre naissance. C’est plutôt l’origine de mon travail à partir d’une large iconographie de ce qu’on a appelé pour la version pas très critique, les Expositions universelles et pour la façon de les nommer un peu plus critique, ce que quelqu’un comme Pascal Blanchard, un historien, a nommé les zoos humains. C’est-à-dire la façon dont on a exposé l’autre, l’étranger qui venait de pays lointain. Et comment parfois, on lui a demandé dans ces expositions de surjouer des états physiques. Je me suis un peu nourrie de ça et aussi d’un trauma intériorisé dans les relations de domination de peuple à peuple.
Unidivers : Justement, contrairement à votre œuvre Histoire par celui qui la raconte où vous abordez la préhistoire dans une perspective fictionnelle, vous convoquez ici des références historiques très précises. La mise en scène avec les barrières n’est pas sans rappeler les zoos humains lors de l’Exposition universelle de 1855 ou encore à l’Exposition coloniale de 1957 où vous rappelez très justement dans une interview que « Des hommes, des femmes, des enfants y sont l’objet d’attractions curieuses ». Coco Fusco et Gómez-Peña, dans Two Undiscovered Amerindians (1992-1994) s’étaient quant à eux mis en scène dans une cage. Vous parlez quant à vous d’une fiction de l’étranger « entre cannibale et vahiné ». Pensez-vous que ces problèmes d’intégration soient liés aux non-dits, à un retour du « refoulé » non plus dans les rêves, comme c’est le cas dans la psychanalyse freudienne, mais dans la réalité.
Latifa Laâbissi : Je pense que comme tout refoulé, il y a une part très agissante du refoulé, c’est-à-dire que c’est… puisque vous parlez de Freud. Il parle très bien des phénomènes de hantise. On peut se dire que c’est étonnant puisque chez certains jeunes, on peut se dire qu’ils ne l’ont pas vécu. C’est les grands-parents ou au minimum les parents. Comment cela se fait qu’il y ait des zones de transfert. Je pense que c’est un peu comme dans les non-dits de problèmes familiaux. On a l’impression qu’il y a des choses qu’on a tellement enterrées, tellement tues que de toute façon, ça n’agit que sur ceux qui l’ont vécu. Pourtant, il y a une sorte de poison qui se diffuse. J’ai l’impression que ça agit un peu de la même façon. Bien sûr, on peut objectiver ça. L’art fait partie des processus d’objectivation, c’est-à-dire qu’on peut faire un travail de connaissance, sensible, critique. On le fait pas toujours. On n’est pas très enjoint à la faire. Le « on » s’applique à la façon dont on apprend l’histoire ou dont les faits sont massivement désinformés que cela soit à la télévision ou dans les médias de masse. Cela veut dire que ce sont des phénomènes où, comme dans toute opération critique, il faut faire l’effort d’aller chercher les informations pour s’émanciper aussi d’une histoire. Pour moi, l’idée n’est pas d’établir une binarité entre des gens qui auraient subi et des gens qui auraient fait subir. Je pense que c’est beaucoup plus « méandreux », plus compliqué que ça. À un moment donné, à notre insu, on participe tous à des refoulés, l’inconscient collectif. Il n’y a pas du tout de mise en accusation. C’est plutôt de dire qu’à un moment les dépassements peuvent se faire si au minimum, on accepte de voir, de regarder, de constater, d’en tirer quelque chose qui nous grandit tous. Ce serait du côté de l’émancipation, mais pas du côté de l’accusation inféconde.
Unidivers : Lors d’un séminaire avec Christophe Wavelet, vous replacez la création de ce solo en 2005-2006 dans le contexte des élections présidentielles et des « événements dans les banlieues ». Dix ans plus tard, dans le contexte actuel où les attentats, les débats autour du port du voile ont ravivé les questionnements autour de « l’identité nationale », pensez-vous que le contexte a changé, évolué ?
Latifa Laâbissi : Malheureusement non. Je trouve qu’il s’est même amplifié parce que c’est un contexte qui est devenu encore plus anxiogène par de nombreux phénomènes. D’abord, une forte paupérisation d’une grande franche de la société française et de partout en Europe. Quand on est fragilisé dans ses bases, l’hospitalité a moins de place dans notre vie. Cela s’est amplifié aussi par les catastrophes mondiales qu’elles soient d’ordre politique ou d’ordre climatique. On est amené à considérer ou déconsidérer une forme d’hospitalité envers les peuples qui sont obligés de quitter leur pays. Et une actualité beaucoup plus mortifère, évidemment largement condamnable, que sont les attentats. Un climat politique assez délétère. On peut imaginer que tout cela bouillonne ensemble. Ce sont des phénomènes très départis, je ne suis pas en train de tout mélanger. Ce que je veux dire, c’est qu’encore une fois les médias de masse, la façon dont ça nous est présenté à égalité, ça donne un climat très anxiogène. Du coup, les peurs sont très exacerbées. Si on se met du côté des politiques, de la petite politique politicienne, malheureusement, on voit bien que c’est facile de surfer sur des vagues de la peur et donc de diviser. Je ne fais pas des spectacles pour informer les gens. Simplement, c’est difficile pour moi de penser l’art comme complètement départi des questions politiques et sociales, ancré dans un instant T de l’Histoire. Il y a donc une part du réel qui fait infraction dans mon travail et que j’accueille comme une façon de témoigner par l’art. Je pense que l’art peut permettre un dépassement ou peut participer à des formes d’émancipation critiques et sensibles.
Unidivers : Vous nous invitez, non sans humour, à ne pas attendre l’intervention miraculeuse de Spiderman et Zorro, figures salvatrices populaires, et à agir pour lutter contre la fatalité. Pensez-vous que votre travail chorégraphique est un moyen d’agir sur les mécanismes sociaux ? En particulier à lutter contre la marginalisation des minorités ?
Latifa Laâbissi : C’est super ambitieux comme visée. Je crois que l’ambition ne va pas jusque-là dans le sens où ce serait génial d’en avoir la certitude. Je pense que ça y participe. C’est un élément dans un ensemble. L’art n’a pas la fonction d’un pansement social. À l’endroit de la pensée critique, à l’endroit du sensible, de la perception, d’une façon de décaler le regard, de s’autoriser par instant de regarder quelque chose autrement. J’ai l’impression que ça peut agir au-delà de l’intellect. Parfois, ça passe simplement parce qu’on est touché par une image, par un état de corps et d’un seul coup, ça reformule quelque chose très intimement. Pour moi, le public n’est pas une masse uniforme. Il s’agit d’individus qui sont néanmoins ensemble au même moment, au même endroit. Je pense que c’est un moment très rituel le spectacle. C’est des puissances d’agir, une puissance d’agir de l’art qui agit sur moi et sur les autres.
Unidivers : Lorsque vous questionnez le statut de danseuse, le statut de la femme, femme arabe, également citoyenne française, placez-vous les minorités sur un même plan ?
Latifa Laâbissi : C’est vrai que je parle plus souvent volontiers du statut du minoritaire simplement parce qu’on a toujours tendance à resserrer la question du côté minorité identitaire, minorité de genre. On peut faire une coupe beaucoup plus transversale en pensant classe, race, genre. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que c’est ? S’il on fait cette coupe-là, je pense que femme, artiste, d’origine du Maghreb. Ce n’est pas un prisme a priori même si je sais que je parle depuis un lieu qui est-ce qui me constitue et ça en fait partie. Je n’en fais pas une assignation.
Unidivers : Est-ce qu’à la manière de Lydia Lunch, chanteuse et performeuse féministe américaine, une de vos références, qui qualifie son travail scénique de « psychothérapie publique », cette recherche de la catharsis est aussi une de vos motivations ?
Latifa Laâbissi : Non, même si en effet, j’adore Lydia Lunch. Je sais à quel point cette partie autobiographique est dans son travail. Pour moi pas du tout. C’est aussi pour ça que le solo s’appelle Self portrait camouflage. Les parties biographiques dans Self portrait ou dans d’autres projets sont là comme des jeux de cache-cache. À un certain moment, je pense qu’elles sont aussi là parce qu’elles me constituent. Si je prends l’accent arabe en français, c’est simplement parce que pendant longtemps, on me demandait c’était quoi ma langue maternelle. Je me disais, ce n’est pas le français, ce n’est pas l’arabe, en fait, c’est le français avec un accent arabe. Pour le coup, c’est extrêmement collé à mon intimité et à mon expérience de la langue. Ce n’est pas là comme une thérapie, pas du tout. Ce serait pour moi très problématique. Je ne serai pas quoi faire de ça. L’espace de l’inconscient a une importance. Dans mon travail, il y a des matériaux qui arrivent parce que c’est arrivé dans des rêves ou c’est arrivé par des pensées comme ça qui se sont suffisamment accrochées, qui font plutôt partie du registre de l’inconscient. Je me dis que ça insiste suffisamment pour être une vraie chose et du coup ça apparaît dans le spectacle. J’essaie de générer des dispositifs qui concernent l’autre par une autre stratégie. Je pense stratégie dans l’idée d’affûter son outil de travail. Pour Lydia Lunch, je pense que c’est aussi pour recréer du commun. C’est plonger dans la petite histoire. Je dis petite parce qu’elle est à l’échelle de soi pour recréer du commun au sens de puissance d’identification. La petite histoire rencontre la grande Histoire. Il y a la possibilité de recréer du commun ou en tout cas de générer une identification possible qui porte une ampleur au-delà de soi.
Unidivers : Pour revenir à l’utilisation de l’accent, par le biais du travestissement vestimentaire ou vocal, vous incarnez différents personnages. Dans la peau d’une maîtresse, vous donnez une leçon à Nicolas, Marine, Jean-Marie ou encore François et Ségolène. Pourtant, ils sont visiblement peu attentifs à votre réinterprétation musicale lorsque vous entonnez « Les jolies colonies de la France », ignorance ou mépris de leur part ?
Latifa Laâbissi : L’opération, c’est déjà de faire entendre ça c’est-à-dire le dialogue de sourds. Il y a un refoulé qui cri, d’un point de vue sociétal, à être problématisé. Le dispositif est créé pour montrer à quel point il y a une dichotomie totale entre ce qui demande à être mis à jour et une indiscipline. C’est une façon assez burlesque de mettre en scène. Cela appelle un rire critique, mais un rire tout de même. C’est important pour moi de trouver des respirations du côté du rire. On peut aussi beaucoup avancer en riant ensemble.
Unidivers : Dans Loredreamsong (2010), le duo de fantômes, que vous interprétez avec Sophiatou Kossoko, se livre à des blagues racistes quitte à créer une gêne, un malaise. On retrouve également cet humour grinçant dans votre solo. Quel rôle lui accordez-vous ? Est-ce, comme vous l’avez dit dans l’émission Des mots de minuit, seulement une « stratégie de survie » ?
Latifa Laâbissi : Pas seulement. C’est vrai que c’est ça. Si on retournait du côté de l’intime, oui, c’est peut-être une stratégie de survie. Sur le projet Loredreamsong, on a beaucoup travaillé sur les stéréotypes, sur ce qu’on appelle un peu le racisme à la papa du type « on disait ça, mais ça va ! ». Cette espèce de violence très ordinaire dont on a l’impression qu’au fond ça va, on peut tous en rire, mais ce sont des violences symboliques. C’est vraiment construit comme un piège. Cela dure suffisamment longtemps pour qu’à un moment ça devienne indigeste. Au début, les gens rient. Il y a même des gens qui disent les réponses avant. Puisqu’il y a beaucoup de créativité dans l’horreur, on n’a pas eu beaucoup de mal à trouver des blagues racistes. Puis, on passe du rire à une espèce d’effroi en se disant : « ça va quoi, ça commence à durer » et ça va jusqu’au bord de la nausée. Ce qui était intéressant pour moi était d’activer cette chose-là : à l’endroit où c’est joyeux pour quelqu’un, c’est déjà la nausée pour un autre.
Unidivers : Pour vous qui collectionnez les nids-d’oiseau, cette « éclosion » ne se fait pas sans difficulté. Vous êtes dans un état de semi-conscience avec ce jeu de présence-absence. Vous chutez. À travers cette expression corporelle développant une certaine esthétique de la monstruosité, le corps semble dès lors porter en lui les stigmates des violences physiques et psychologiques. Un corps qui résulterait du conditionnement social.
Latifa Laâbissi : Oui, c’est un corps plus chaotique. Un corps aussi du côté du grotesque. On peut parler d’une esthétique du grotesque ou un corps comme dans Le Cri de Munch ou, je pense, à une artiste que j’aime beaucoup qui s’appelle Valeska Gert, artiste allemande du début de la modernité en danse en Allemagne. Un corps qui ne cherche pas à lisser des états traumatiques. On est dans un projet artistique où on sait que c’est une fiction. Une figure qui à la fois attire et repousse. C’est intéressant par rapport aux zoos humains puisque c’est ce qu’on a essayé de faire en exposant des femmes, des hommes, des enfants où on leur demandait de surjouer la monstruosité, de surjouer une sauvagerie. Ils ne marchaient pas du tout comme on leur demandait de marcher, ils ne s’accrochaient pas aux grilles pour les secouer, et ce, dans le but de faire le spectacle. Il y avait une violence dont j’avais envie qu’elle soit efficiente. Ce qui se passe au niveau du visage, c’est vraiment des remontées d’états qui sont des véritables partitions, imprimées dans le corps. Je laisse monter l’état de corps jusqu’à ce qui se formule dans le visage.
Unidivers : Le début de Self portrait camouflage est marqué par un temps de silence où seul le corps parle. Vous vous positionnez ensuite face à un pupitre. Pour y accéder, il faut monter des marches : ascension laborieuse vers la reconnaissance ? Vous nous imposez alors une grimace, expression faciale qui permet à nouveau au corps de s’exprimer. Ces paroles que vous articulez et qui pourtant restent inaudibles, est-ce la voix des minorités, mises au ban du discours public, dont la parole demeure muselée, étouffée ?
Latifa Laâbissi : C’est un peu l’inverse de la classe (la fin) où je parle beaucoup. Il y a un discours muet aussi, inaudible. Il y a une moquerie aussi de cette espèce de stature, du discours, le pouvoir que donne cette place du pupitre et du discours.
Unidivers : Vous imposez la nudité. Ce corps qui est mis à nu est-il le reflet d’une société elle aussi mise à nu ? Quel rapport entretenez-vous avec la nudité ?
Latifa Laâbissi : On parlait tout à l’heure de l’inconscient. Je me suis vue comme ça. J’avais commencé à penser au projet. La nudité est une des choses qui insistait. Je l’ai gardé et j’ai commencé à travailler en répétition comme ça. J’ai compris que c’était peut-être l’une des conditions. D’abord, c’est un corps social plutôt qu’une nudité. J’ai compris que si ça insistait, c’est que ça me faisait plonger dans des états me donnant beaucoup de forces, mais aussi beaucoup de vulnérabilité. C’est un état performatif qui est très intéressant. Au départ, c’est une nudité assez crue et ça devient ensuite un costume.
Unidivers : De plus, vous avez la tête ceinte d’une coiffe en plumes, à la manière des Sioux par exemple, est-ce une manière de faire écho aux Amérindiens ou autres tribus autochtones, parqués pour certains dans des réserves, subissant un phénomène de déculturation/acculturation ?
Latifa Laâbissi : Complètement. Je ne venais pas au non de ça parce que je suis tout à fait illégitime. Cela fait partie du montage de la figure, montée entre plusieurs phénomènes créant du minoritaire et convergeant pour des luttes communes. Il y a un geste très subversif, car ces coiffes sont portées par des hommes et non par des femmes et encore moins nues. Je viens de jouer le solo aux États-Unis [au Moma], ça n’a pas été sans critique très violente.
Unidivers : Le solo se termine par l’ingestion du drapeau tricolore, c’est bourratif l’emblème national de la France ?
Latifa Laâbissi : Je ne sais pas si c’est bourratif. Je me suis beaucoup amusé à ne pas le décrypter. On peut se dire que c’est bourratif, qu’on veut absolument en l’être et qu’on l’ingère. Il y a presque quelque chose d’anthropophage dans le geste. On peut se dire qu’on est totalement étouffé comme lorsqu’on gave une oie. Il y a une polysémie comme dans tout le projet.
19 janvier 2017 – 20 janvier 2017 | 4€ à 16€
Le Triangle – Cité De La Danse / Rennes
Boulevard de Yougoslavie Rennes, 35200 France
Téléphone : 02 99 22 27 27 Site Web : http://www.letriangle.org
Ce spectacle n’est pas pour les enfants
conception et réalisation Latifa Laâbissi / conception scénographique Nadia Lauro / dramaturgie Christophe Wavelet / son Olivier Renouf / création lumière Yannick Fouassier / figure Latifa Laâbissi et Nadia Lauro
Production 391 / Coproduction Les Spectacles vivants – Centre Pompidou à Paris / Résidence d’écriture et de recherche chorégraphique Centre chorégraphique national de Montpellier Languedoc-Roussillon / Accueil studio Centre national de danse contemporaine d’Angers.
Figure Project est soutenue par le Ministère de la Culture – DRAC Bretagne au titre des compagnies conventionnées, le Conseil régional de Bretagne et la Ville de Rennes
Crédit Photo : Caroline Ablain, Nadia Lauro