« Celui qui aime entre dans la dépendance de celui qui est aimé. »
Charles Péguy, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne,« Mais que cela est triste, de désirer d’aimer, et d’être loin d’elle. J’y pense déjà moins, – et ne sais la regretter autrement que je regrette la chambre familière et commode, – les mains que j’avais coutume de serrer, distraitement, tout ce qui m’aidait, enfin, sans que je m’en doute, à vivre.
Qu’importe.
Il s’agit de rester debout. »
Louis Massignon, dans un texte daté du 22 novembre 1906.
Étrange mais belle étude, qui aurait mérité toutefois une relecture attentive et un chapitrage, que celle de Laure Meesemaecker sur Louis Massignon. La composition de ce livre semble obéir au souci ayant constamment animé l’érudit lorsqu’il a écrit ses propres textes bien souvent remarquables en s’inspirant de l’écriture coranique, dont le principe réside dans la « condensation » également appelée « durcissement » voire, nous dit Laure Meesemaecker, « calcination littérale » : « Mais ce livre [le Coran] n’est pas seulement un code; il appartient à ce genre de livres très rares, qui ouvre une perspective sur les fins dernières du langage, qui n’est pas un simple outil commercial, un jouet esthétique ou un moulin à idées, mais qui peut avoir prise sur le réel, et, en gauchissant sur la syntaxe, comme un avion sur l’aile, fait «décoller» de terre » (1).
L’expression prise sur le réel, utilisée par Massignon dans ce très bel et juste extrait, peut faire sourire, lui que l’on confond désormais avec la légende commode d’une sorte de Lawrence d’Arabie, lui aussi homosexuel (« inverti », écrit Laure Meesemaecker, reprenant le vocabulaire de Massignon), un doux rêveur devant son génie bizarre, bien davantage qu’à une rigoureuse méthode scientifique, aux textes de Huysmans, Bloy et Claudel, qu’il admirait.
Comme l’écrit l’auteur : « Massignon est complètement démodé. Il est érudit, rêveur, un peu fou; il écrit un français admirable, mais n’a rien d’un scientifique et n’importe quel texte de lui ouvert au hasard le révèle » (p. 24).
Problème, donc, de catégorisation de l’œuvre massignonienne : « La seule hypothèse de lecture qui me paraisse tenir la route est celle d’un genre littéraire nouveau, mais non pas isolé, utilisé et peut-être même créé par Massignon, à son corps défendant sans doute : une «étonnante poétisation du discours scientifique» (2), le mélange hardi et un peu inquiétant de l’article d’érudition avec le poème en prose » (ibid.) ou, pou le dire d’une autre façon, c’est « le motif romanesque qui permet de lire Massignon comme un seul long récit, à dominante narrative et de tonalité lyrique » (pp. 31-32).
Ces réserves exprimées et d’autres (3), Laure Meesemaecker n’hésite pas à affirmer que « son œuvre, qui est belle, est capitale pour comprendre comment s’est construite, au XXe, la pensée poétique de l’Islam qui, pour partie, nous tient aujourd’hui lieu de doxa » (p. 25).
L’auteur, pourtant, sur cette question passionnante puisqu’elle semble nous concerner de près, nous donne fort peu d’éléments, puisqu’elle se contente, ce qui est déjà beaucoup, d’éclairer Massignon par ses grands intercesseurs, au premier rang desquels se trouvent Léon Bloy et J.-K. Huysmans. Ainsi est proclamée l’évidence selon laquelle Louis Massignon, d’abord, est un écrivain dont les textes sont innervés par une « poésie souterraine qui nourrit son œuvre de l’intérieur » (p. 57).
Cela ne suffit pourtant pas, car faire de Massignon un écrivain seulement préoccupé d’esthétisme, c’est encourir le danger qui guette tel de ses lecteurs qui, comme Salah Stétié, « se change en thuriféraire d’Yves Bonnefoy, repoussant avec une ardeur épuisante les limites de l’illisibilité » (p. 64). C’est aussi et surtout occulter la quête existentielle évidente dont la littérature n’est finalement qu’un aspect, le plus visible et important sans doute, mais pas le premier, le plus originel, que nous pourrions résumer par cette phrase : « Aller en avant vers Dieu, à fond, à travers la nuit noire où ne brillent que les fusées traîtresses de l’ennemi » (4).
De fait, ce sont les dernières pages de l’ouvrage de l’auteur, fort complexes et qui mêlent un peu trop elliptiquement plusieurs thématiques (la langue arabe comme seule langue véritablement sacrée (5), à la différence du français; le thème, dont Derrida se souviendra dans L’Adieu à Emmanuel Levinas, de l’hospitalité de et par la langue et de son refus, interprété par le prisme de l’épisode biblique de Sodome; l’Islam, dans sa condition de paria, rapproché de l’homosexualité (6) apprise au contact du mystérieux et fascinant Luis de Cuadra, etc.), qui nous rappellent que la figure d’un Massignon se contentant de jouer une petite musique mallarméenne (ou bien byzantine, pour le dire avec Julien Benda) est fausse.
Massignon, tout comme Abraham, semble avoir, très vite, désiré se battre contre Dieu, lui ravir, par l’entremise de la notion de Badalya (7) l’emprise des pécheurs dont le plus singulier, celui qui, tout au long de sa vie, n’a cessé un seul instant de hanter sa mémoire, a été Luis de Cuadra, sur lequel se conclut, et de très belles façons, l’étude de l’auteur qui écrit (p. 158) : « Qui allait sauver Luis de Cuadra, l’orgueilleux «renégat par uranisme» ? C’est la seule question qui, en point de fuite de toute son œuvre, occupa Louis Massignon pendant près de soixante ans. Il a créé cette chose bouleversante et terrible qu’est un poème monumental, à l’image de la Divine Comédie, renfermant un seul nom adoré. « Ô Pâques le matin : noli me tangere», ce mot de pauvresse, ce chant de Madeleine fut celui de Massignon sa vie durant. Le péché, et l’enfer, étaient dans l’imagination et la pensée : l’étreinte fraternelle du Christ, l’honneur des camarades de travail, voilà ce qui permettait dans nos rêves de Pâques la cohabitation chaste des camarades du front de combat spirituel. Sur ce rêve qu’un souffle dissipe, Massignon a construit notre vision de l’Islam. Qui sauvera Louis Massignon ? »
Voici que la chaîne, peut-être, à cette époque creuse qui est la nôtre, du moins en ses figures les plus visibles comme le fut un Louis Massignon, a été brisée de toutes celles et de tous ceux qui ont voué leur charité ad in inferno damnatos.
Juan Asensio (voir l’article sur stalker)
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Laure Meesemaecker, L’autre visage de Louis Massignon (Éditions Via Romana, 2011).[/stextbox]
Notes
(1) Louis Massignon, Situation de l’Islam in Opera Minora, Beyrouth, Dar al-Maaref, 1963, t. 1, pp. 16-7.
(2) Dominique Millet-Gérard, Massignon et Huysmans : « silhouette d’or sur fond noir », in Bulletin de l’Association des Amis de Louis Massignon, n°20, décembre 2007, p. 26.
(3) « Massignon ne saurait être un guide sûr pour apprendre à connaître le monde musulman, ni pour diriger les études d’islamologie » (p. 25). Ailleurs (p. 33), l’auteur évoque la « géniale illisibilité » de Massignon ou sa « ponctuation hystérique » (p. 55).
(4) Lettre à Paul Claudel du 15 décembre 1916.
(5) « Sous son apparence dense et dure, la langue arabe a été de tout temps prédestinée à articuler cette salutation finale, ce dernier mot du pardon. Elle sera la langue de promulgation du Second Avènement, car c’est la langue du pays de Job et de la reine de Saba, d’où les caravanes de chameliers apportent l’encens et la myrrhe qui furent offerts au Sauveur enfant, le nard et les aromates préparés pour l’oindre à sa sépulture, les rameaux de palmes élevés ici-bas devant sa royauté d’un jour, et là-haut pour toujours », Louis Massignon, L’Hégire d’Ismaël, in Les Trois Prières d’Abraham, 1935 et Cerf, coll. Patrimoines, 1997, p. 111.
(6) « La ligne de force de toute l’œuvre de Massignon, c’est la confusion entre le destin de Sodome et la vocation de l’Islam » (p. 138). Homosexuels et musulmans attendent leur réintégration apocalyptique dans la figure du Christ, volontairement rapproché par Massignon du mystique Hallâj auquel il a consacré une thèse aussi fascinante que délirante : «Le maître-mot de [Massignon], c’est l’incorporation, ou la réincorporation, «interato introire et renasci», de l’Islam dans l’Église des derniers temps et toute son œuvre écrit la partition de ce moment grandiose. Le lie ? C’est la Sodome spirituelle des frères séparés, musulmans et «rescapés de Sodome», c’est-à-dire homosexuels, attendant leur réintégration dans le Christ » (p. 135).
(7) En arabe, ce mot, utile pendant à la notion d’intercession apotropéenne chère à Massignon, signifie le « remplacement, [l’]échange avec le soldat tiré au sort; et c’est aussi devenir un des «abdâl», une de ces pierres d’angle rejetées, humbles et cachées, de la Communauté des vrais Croyants au Dieu d’Abraham, qui, imitant Abraham en son intercession, partagent avec lui, selon la légende immémoriale en Islam, de siècle en siècle, l’écrasant (et obscur) honneur de participer à la réconciliation du monde pécheur avec son juge», in Louis Massignon, Explication de la Badaliya, 1947, cité par l’auteur en note 42 p. 163 de son ouvrage.