L’histoire d’un génie se construit avec des légendes. Quand un frère peut gêner cette construction, on l’efface. Heureusement il existe des écrivains rigoureux et tenaces qui tentent de rétablir la vérité, toute la vérité. David le Bailly est de ceux-là : il ressuscite un mort, le frère d’Arthur Rimbaud.
Sur la photo, un adolescent regarde l’objectif, la raie sur le côté. Il porte un brassard de communiant. À côté, une silhouette évidée, comme découpée par une paire de ciseaux, ces ciseaux que les censeurs soviétiques utilisaient pour leur réécriture de l’histoire. Elle entame même l’épaule du jeune homme assis, débordant comme pour prendre la première place. La silhouette a été gommée, supprimée par les ciseaux d’Isabelle Rimbaud, qui n’a laissé que son frère Arthur sur le document abondamment publié.
La silhouette alors ? C’est celle de Frédéric, le frère aîné, enseveli dans la mémoire collective. Peu de biographes du poète se sont attachés à lui, le balayant rapidement d’un adjectif méprisant : « raté ». Journaliste, David le Bailly, aime écrire sur les anonymes, sur les « vies minuscules », aussi fut-il tenté de passer au révélateur des mots cette photo pour faire apparaître le visage et le corps cachés de cet autre adolescent. Lui redonner une vie, la vie qu’il a connue.
L’écrivain débute sa minutieuse enquête, dans ces Ardennes qu’il nous décrit avec précision, comme un roman, y mêlant ses réflexions personnelles lors de passionnants intermèdes. C’est à Roche que tout se passe, se trame, se vit. C’est là, qu’une femme, Vitalie Cuif, va engendrer un génie et détruire deux jeunes hommes. En essayant de faire revivre Frédéric, c’est la famille Rimbaud qui apparaît sous la plume de l’auteur, celle d’un père rapidement absent et d’une mère auprès de laquelle, la future Folcoche d’Hervé Bazin semble bien fade. Rarement on a pu lire la description d’une mère si peu empreinte de tendresse. C’est elle qui écrit l’histoire, qui dirige, ordonne avec comme seules valeurs, l’argent, la terre, la foi et le respect social.
« On leur avait inculqué la rigueur, la discipline. Mais de gestes de tendresse, de caresses, de baisers, ils n’avaient rien reçu, rien vu ».
Alors les deux frères, s’unissent et se protègent dans un amour presque fusionnel qu’ils découvrent ensemble, « à la manière de pauvres aveugles : tâtonnant, main tendue comme des mendiants, sans cesse se cognant ». Mais, en grandissant, Arthur devient différent, quitte les Ardennes, maltraite les mots, la syntaxe, aligne en quelques mois sur des feuillets disparates des vers qui vont faire trembler le monde. De solidaire, la fratrie va se disperser à jamais avec cependant un seul dénominateur commun : l’éloignement de la mère. Arthur le fera en parcourant des milliers de kilomètres de Chypre à Aden, de manière hypocrite, intéressé par l’argent. Frédéric, lui, restera à proximité, à Attigny, à quelques encablures de Roche et prendra la foudre sur place, devant notamment entamer de longues procédures pour pouvoir se marier devant l’opposition maternelle.
D’Arthur, qui va devenir un mythe mondial, on ne peut évidemment dire qu’il est un raté, mais si l’on met côte à côte, comme le fait David Le Bailly, la vie quotidienne des deux frères, on se dit que la vie des deux garçons est aussi médiocre l’une que l’autre. En creux, et en citant des lettres d’Arthur à sa mère, le génial poète apparaît aussi comme un petit comptable, alignant non plus ces mots magiques, mais des colonnes de chiffres. Ce changement d’angle de prise de vue modifie considérablement la perspective tant de fois lue de la mythologie rimbaldienne. On se dit alors que le plus rebelle des deux frères n’est peut être pas celui que l’on croit.
En braquant le projecteur sur Frédéric, c’est toute la construction familiale des Rimbaud que dévoile David le Bailly dont la lente décadence sera poursuivie par Isabelle, la soeur, qui achèvera jusqu’à l’horreur « l’oeuvre » de sa mère. Avec rigueur, mais aussi beaucoup d’empathie, cette empathie si absente dans la ferme ardennaise, David Le Bailly fait surgir de terre, un homme ni plus sot, ni plus méchant que le commun des mortels, un conducteur de calèche, qui ne put se construire à l’ombre d’un frère glorifié et vanté jusqu’à l’extrême par Isabelle et son mari qui s’approprièrent les droits, mais aussi la vie réécrite d’un frère sanctifié.
Pour construire la légende, il fallait effacer l’aîné qui faisait tache et gâchait la photo mythique. Cette destruction, minutieusement décrite, se concrétise lentement au fil des chapitres dont l’intitulé progressif dit toute l’abomination : « frère », puis « suspect », « dénigré », « déchu », « traître », « renié », « dépossédé », et « effacé » pour finir. « Effacé », mais ressuscité grâce aux mots de David le Bailly, ce frère aîné est enfin là sous notre regard effaré par tant de cruauté. Il nous fixe dans les yeux, la main posée sur son ventre. Il ne demande qu’à aimer. Et à être aimé. Il n’aura ni l’un ni l’autre. Mais grâce à l’acharnement d’un écrivain, il retrouve aujourd’hui un visage et une histoire. Celle d’un homme ayant vécu une « vie minuscule » qui aurait méritée d’être pleinement assumée, si une famille n’en avait pas décidé autrement pour l’argent et la construction d’un mythe.
L’autre Rimbaud de David le Bailly. Éditions l’iconoclaste. 370 pages. 19€. Parution le 20 août 2020.