Au large du Caire, une mégapole de dix millions d’âmes, se dressent, anachroniques au milieu du désert, les trois pyramides de Gizeh avec à leur pied l’impassible sphinx. La gloire de la vieille Égypte. Mais qu’en est-il à présent ? « Le peuple égyptien sortira-t-il un jour de la misère ? » s’interroge François Momal, amateur de paradoxes ou témoin averti du grand dénuement après la défaite de la guerre des Six Jours, et l’humiliation ressentie par celui que Nasser appelait « un peuple sentimental ». La gloire – la fierté retrouvée – est, peut-être, inscrite sur un banc, car c’est en restant assis qu’on accède, sans doute, au statut victorieux : Au commencement était le Verbe…
S’il est vrai qu’on a beaucoup parlé de l’Orient contemplatif, du sage soufi opposé au derviche tourneur, et du bonheur de rester à siroter un café en voyant passer le monde, dans le dédain de tout affairement, s’il est bon de considérer que le rien l’emporte sur le tout, alors oui, la vraie victoire se trouve sur ce banc : vissé sur son banc, dos à la façade du 4 Share el Nil, Tarek attend. Il attend tout et rien, tout le monde et personne. Il attend, point. Il est payé pour attendre. Il attend le départ des enfants le matin à l’école. Il les salue lorsqu’ils passent devant son banc. Puis, il salue le père de ces mêmes enfants et plus tard dans la matinée, la mère. Puis de nouveau il contemple les remous et les tourbillons à la surface du fleuve qui s’écoule au pied de l’immeuble.
Le temps des épopées est passé et l’on cherchera vainement aujourd’hui le récit de vaines cavalcades où l’héroïsme, antidote du désespoir, était la valeur refuge des sociétés guerrières. En fait, la guerre n’est plus ce qu’elle était, car désormais un petit bouton sur une console et quelques objets volants remplacent le magnifique déploiement des fantassins à Charm el-Cheikh ou l’arrogant alignement des chars au flanc du Sinaï.
La Blitzkrieg est loin derrière. Nous sommes ici au bord du Nil et le canal est obstrué par les carcasses des bateaux et les restes misérables du désastre. Mais si l’horizon est bouché, où nicherait la gloire ? Où le banc de la victoire ? Nous sommes maintenant en 1973 et de gros insectes noirs traversent en vrombissant le ciel du Caire, se déplaçant d’ouest en est. Et à l’est, que voyons-nous ? Un long mur de dunes de quinze mètres de haut, baptisé du nom d’un général israélien : la ligne Bar-Lev. Le mur de la honte égyptienne. Mais un mur de sable…
Le narrateur, quant à lui, depuis son poste d’observation, voit une file de chameaux qu’on mène à l’abattoir. Là est la vérité. Le tout glorieux n’est que ce rien misérable. Que reste-t-il à l’homme assis sur son banc et qui veille sur l’immeuble dont il a la charge – toute relative, car il n’est qu’un bawab, une sorte de concierge et d’homme à tout et à ne rien faire. Un contemplatif qui n’a qu’une seule lecture, celle d’un livre acheté d’occasion et qui s’intitule Al-Gharib. Traduction arabe du chef d’œuvre d’Albert Camus, dont il retire cette leçon hétérodoxe : « Allah est grand de permettre un monde où certains vivent très bien sans lui »…
Ce mot, gharib ou ghrib, est une véritable cheville du langage. Dans mon enfance algéroise, ma mère me chantait, en judéo-arabe, Ana Ghrib, « Je suis un étranger et nul ne se soucie de moi ». Ce mot est un fait de culture. Le dédain, le mépris, la mise à l’écart, le rejet, voilà le lot de l’étranger. Et cet homme, Tarek, le veilleur d’immeuble, est un exclu, un laissé-pour-compte de toutes les promesses, symbole de l’Égypte nassérienne humiliée et recluse : le bawab. Il est le cerbère et le prince des lieux. Assis sur le petit banc bas, au pied de l’immeuble, Tarek filtre l’entrée des lieux. Il est assis la plupart du temps ; c’est d’ailleurs ce pour quoi il est essentiellement payé. À l’occasion il peut partager son banc avec un visiteur, un ami, un collègue bawab d’un immeuble voisin. Son banc est le dernier salon où l’on cause.
Tout est dit de cet univers du rien qui renferme le tout. Le roman actuel est entré, avec Pierre Michon, Kundera, ou précisément Naguib Mahfouz ainsi que quelques autres, dans l’univers des petites choses et de l’insignifiance. Rejoignant la sagesse yiddish du proverbe : « La vie vaut la peine d’être vécue, ne serait-ce que par curiosité ». Voilà donc notre homme curieux de tout, mais vissé à son banc, décidant de tout en parfait immobilisme, tel cet « Achille immobile à grands pas » dont parlait Valéry, refaisant le monde sans lever le petit doigt. Dressant comme seule arme et unique catapulte le véritable trophée de l’homme : la parole.
Alors, oui, nous sommes bien en Orient, terre de sable et de palabre. Dans le droit fil − mais de signe contraire tant l’inertie est de mise − de l’immeuble Yacoubian, d’Alaa al-Aswani, ou du Passage des miracles, de Naguib Mahfouz (prix Nobel de littérature en 1988), les deux plus grandes gloires des lettres égyptiennes, François Momal entend passer au crible la société cairote d’aujourd’hui par la chronique d’un immeuble. Mais à la prolifération des histoires, au brassage baroque des étages, s’écartant de ces deux illustres prédécesseurs, il privilégie, sur les huit paliers de l’édifice, quelques cibles : la plantureuse madame Khattab, dont il rêve de frôler les rondeurs dans l’ascenseur − elle « dont les protubérances mammaires… occupaient tout son espace mental » −, l’officier copte que le commissaire du quartier lui ordonne de surveiller – sans s’appesantir sur les diversités confessionnelles ni les méfiances −, le tailleur Gahon – probable espion au service du Mossad – un des rares Juifs demeurés là, « la plupart ayant fui le pays sous Nasser », le professeur de gymnastique italien, pas très catholique non plus, et voilà pour l’éventail sociologique. Pour compléter le tableau, Younès, le bawab de l’immeuble voisin qui se procure, on ne sait par quel trafic, d’excellentes cigarettes, et puis Karim, son neveu et adjoint aux tâches les plus pénibles, qui ira, lui, sur le front du Canal un jour de Kippour, alors que son oncle, blessé de la guerre précédente, a depuis longtemps abandonné ses chaussures dans les sables du désert, comme toutes les légions nassériennes, misère de misère ! Et puis Youssef, le commissaire qui commissionne toutes les enquêtes et filatures de voisinage, et brutal argousin. Ce sont là des archétypes. Mais comme il faut, tout de même, un nerf, un vecteur, un moteur d’intrigue, alors en bonne logique romanesque qui exige et convoque éternellement le sexe, voilà la jeune et belle prostituée Jinane. Cette Mata-Hari du pauvre, invitée par le bawab à partager sa couche sur le beau tapis de l’officier copte absent pour cause de manœuvres, dérobera un bibelot précieux qui, dès lors que le copte en remarquera l’absence, autorisera quelques chantages : celui de la fille publique menaçant de révéler la violation de domicile et celui de l’officier prétendument suspect qui exigera de Tarek, l’indic du commissaire, de le blanchir à jamais aux yeux de la police.
Tout cela compose de petits complots, de minces fils d’intrigue, l’essentiel demeurant ce regard impassible et désabusé du bawab. Car ce petit livre fait de petits riens dit éloquemment la totalité d’un monde. Le portrait glorieux, mais aux teintes ironiques du raïs précédent – « Il était grand et avait un sourire éclatant » −, fait place à l’image prochainement glorieuse et tout aussi plaisante du nouveau pharaon, et ainsi passons nous du large sourire du géant Nasser à ce fumeur de pipe astucieux de Sadate. Si l’auteur nous présente le Caire − « la plus grande ville du monde arabe » − qu’il a connu avant l’ultime conflit comme « une vieille femme peureuse », alors que la guerre du Kippour s’engage qui verra tout à la fois la défaite et la victoire de l’Égypte – « cette semi-défaite fut vécue comme une victoire morale » −, il s’interroge, une fois « la fierté retrouvée » sur l’improbable avenir : « Le peuple égyptien sortira-t-il un jour de la misère ? » C’est le mot de la fin. Mais l’on retiendra les petits bonheurs du bawab, « hors-jeu pour ce qui est du cours de la grande Histoire », cette insignifiance quotidienne qui, par la grâce du discours et l’or des paroles, campe, sur un banc vermoulu, une manière de victoire. Et loin du champ de bataille, sur ce petit banc où s’assit sans doute, trois années durant, le jeune François Momal dont le père, en poste au Caire, fut un fameux arabisant, nous déroulons avec le romancier les bandelettes d’un récit attachant, qui plonge avec bonheur dans l’âme égyptienne, avec ici toutes les séductions d’un verbe souverain.
François Momal, Le banc de la victoire, Éditions Maurice Nadeau, paru le 6 novembre 2020, 144p., 18€.
François Momal a vécu, adolescent, trois années au Caire de 1972 à 1975. Il a donc été témoin de la guerre du Kippour vue de l’arrière et il a puisé dans ses souvenirs encore vifs la matière de ce roman.
À consulter : la magnifique collection en ligne de la NY Public Library.