Dans les rues et venelles de Saint-Hubert, bourgade proprette du sud de la France, les deux éboueurs de la commune, Hassen, le Tunisien, et Moustapha, l’Algérien, ramassent quotidiennement les détritus et déchets ménagers et alimentaires des habitants. Jusqu’au jour où…Un conte de la folie et du racisme ordinaires, joyeusement mis en mots et sérieusement dénoncés par le talentueux Claude Kayat.
Nous voilà donc plongés à Saint-Hubert, une commune qui vote à droite, avec une frange non négligeable d’électeurs d’extrême-droite, un maire mi-chèvre mi-chou, bon centriste sans doute, qu’on voit souvent discuter avec le curé de la paroisse, un homme ouvert, le cœur sur la main, lui-même souvent fourré avec un philosophe, prof’ de son état au lycée du coin, marxiste bon teint, comme Don Camillo et Pepone qui seraient devenus copains.
La population ? Des Français honnêtes et sympathiques cohabitant avec ces immigrés qui ont fait souche à Saint-Hubert dans les métiers qui sont les leurs, où ils sont bien à leur place et surtout pas ailleurs. La cohabitation reste pacifique … et prudemment ménagée depuis que les élus de la ville ont institué un quota d’immigration. Le « grand remplacement » est peut-être pour demain, alors … méfiance !
Bref, tout continuerait d’aller pour le mieux dans ce monde petit-bourgeois et provincial de Dupont-Lajoie en mode mineur si quatre assassinats d’immigrés de la commune n’avaient été perpétrés successivement et mystérieusement, en deux semaines seulement : Abderrahmane, le vendeur de merguez, Mohammed, le mécano, Salah le maçon, Karim, le nettoyeur ! Et sans qu’on trouve le plus petit début d’une piste, encore moins l’ombre d’un assassin.
L’incurie d’un commissaire de police frappé d’une chronique maladie du sommeil quand le devoir l’appelle aide bien à épaissir le mystère. Dernière victime en date : Moustapha, le copain de Hassen, l’un de nos deux éboueurs susnommés et cinquième victime de mort violente de ce serial killer des peaux basanées. Cette fois, c’en est trop ! Le pauvre Hassen, figé et traumatisé par la perte de son copain, se voit déjà en future victime du meurtrier xénophobe. Il refuse immédiatement et obstinément de sortir de chez lui et de retourner au boulot.
Fatima, sa femme, se désespère, Olivier et Sophie Dufresne, des voisins et Français de souche encore vierges de toute trace de xénophobie, tentent de le convaincre de retourner vider les poubelles qui encombrent les rues et commencent à titiller fâcheusement les narines des pauvres Hubertiens. « Ah non ! Plutôt mourir Et s’ils me tuaient ? » leur rétorque le pauvre Hassen, tourneboulé au point d’en perdre tout raisonnement. Il attendra que la police retrouve l’assassin pour remettre le nez dehors, si l’on ose dire. Peut-être que Stéphane – frère jumeau et parfait miroir du physique d’Olivier, détail à ne pas négliger pour la suite de l’histoire qu’on ne vous révélera pas, ndlr ! – pourrait remplacer Hassen, suggère alors Sophie à son mari. « Mais il n’est pas éboueur, mon frangin ! Il est… il est… il est chômeur ! » Mais « c’est pas une profession ! » lui rétorque-t-elle. Détournant la fâcheuse tournure de l’échange, Olivier enchaîne : « Ah ! Tu as bien de la veine, Hassen, d’avoir un job. Peu de Français, dans notre ville peuvent en dire autant. » La tectonique des plaques sociologiques commence alors à se faire sentir –désolé, plus jamais ce mot ! – et se perdre dans le non-sens et l’absurdité des préjugés, conventions, actions et réactions de classe. Le vernis craque, même chez les honnêtes Français comme Olivier.
Les effluves pestilentiels de sacs-poubelles éventrés envahissent peu à peu rues, places, appartements et maisons. Remplacez-le par un autre immigré, crie l’un de ses administrés surexcité au maire impuissant, « en faisant venir un autre immigré et pour chaque étranger abattu, ça maintiendra le quota au même niveau, non ? » La puanteur des esprits commence à concurrencer la puanteur de l’air ! « La haine pire encore que l’odeur…»
Le maire ayant bien du mal à calmer ses électeurs, l’a officiellement décrété par arrêté municipal : « Mangez au maximum, jetez le moins possible ! » Et tant pis pour le danger de surpoids. Mieux, les obèses se sentiront moins seuls ! Les tabagiques aussi, de plus en plus nombreux à aspirer la fumée de tabac blond pour tuer l’odeur infernale. Sa santé, donc, on n’y pense plus trop. Sauf que…
Au fil des jours, les déchets finissant par attirer une armée de rats gras comme des loches, nourris dans ce self-service d’immondices à ciel ouvert, feront vite planer la menace de maladies infectieuses. Une menace qui ne fera pas que des malheureux d’ailleurs : le docteur Nataf, fin lettré et admirateur de Camus, se rêve déjà en futur docteur Rieux, héros de la peste à Saint-Hubert ! Gérard Sarfati, le pharmacien, fait des affaires d’or avec sa potion « Ratiphobe au goût de miel » ! « Ce maudit Arabe » exécré de la population est devenu le secret et sûr allié de l’officier de santé et de l’apothicaire.
L’église du dimanche devient l’unique lieu de retrouvailles et de réconfort. Sauf que, là aussi, les sermons du curé, ami du philosophe, ne rassurent plus ses ouailles. Du haut de sa chaire, avec des accents dignes de Bossuet, l’homme de Dieu parle « de la grève bien justifiée de monsieur Ben Djamil… L’exorde inattendu en avait suscité un frémissement dans les rangs des fidèles.»
« La vie à Saint-Hubert devenait toujours plus intenable. Au moindre prétexte, les Hubertiens prenaient le train pour des vacances improvisées. Partout ailleurs que chez eux, ils pouvaient respirer un air certes pollué, mais au moins presque inodore. » Une idée qui s’empare aussi d’Hassen qui se met à rêver de sa Tunisie natale, « un pays où ça sent l’huile d’olive, le jasmin, le citron et la bergamote ! » Le malheureux homme ne pense plus qu’à y retourner, définitivement. Stupeur et tremblement chez Fatima, sa femme, chez les Dufresne aussi, plus quelques autres visiteurs, tous remerciés et gratifiés de l’enivrant café aux senteurs d’Arabie de Madame Ben Djamil, une découverte pour beaucoup, qui fait oublier, le temps de la visite, les remugles nauséeux de cette ville empoisonnée de déchets, de charognes et de déjections. Tous ceux-là, Fatima compris, sortent l’artillerie lourde de l’argumentaire du retour aux poubelles : « En ce moment, Hassen, tu es l’homme le plus important de la ville…Toute la bourgade sans toi tomberait gravement malade. Le choléra, le typhus, la peste, la rougeole, la coqueluche, la rubéole causeraient de ravages à Saint-Hubert…Tu es même plus important que le docteur Nataf ! »
Les visites à l’obstiné éboueur se succèdent, jusqu’au criminel… masqué, d’abord, démasqué ensuite, et ô combien menaçant ! « Rien ne va plus dans notre douce France depuis que ces rastas sont venus s’installer ici. Ils ont conquis notre pays ! Mon pays ! Depuis que vous êtes là notre France sent la merde ! » Et Hassen de craquer, pliant sous la menace et l’invective. Notre éboueur reprendra le travail, avant un coup de théâtre des plus inattendus et cocasses, bien à l’image de cette tragi-comédie formidablement enlevée et réjouissante… N’en disons pas plus. Après tout, c’est un polar, annonce la couverture du livre.
Enfin… polar, c’est vite dit, disons plutôt parodie de polar, texte-prétexte propre à dénoncer la souillure et l’infection qui saisissent un quartier, une ville, une société, d’une force autrement puissante et dégradante : celle des infâmes relents et dégâts du racisme et de l’exclusion. Un thème cher à Claude Kayat au fil de ses romans. Et un roman qui n’est pas sans écho parfois avec la crise, sanitaire et sociale, de notre monde en 2020.
Le café de Madame Ben Djamil : polar de Claude Kayat, Éditions Léo Scheer, 2012, 131 pages, ISBN 978.2.756.1037.54. prix : 16 euros.
Lire un extrait ici.
Claude Kayat est un écrivain, dramaturge et artiste peintre franco-suédois né à Sfax, en Tunisie, le 24 juillet 1939. Depuis 1958, il vit à Stockholm, en Suède, où il termina ses études. Il s’y est marié, a eu des enfants, et a mené une carrière de professeur de français et d’anglais. Parallèlement, il a mené une carrière de romancier. Bien que n’ayant jamais vécu en France, c’est en français qu’il a écrit tous ses romans, dont Mohammed Cohen (1981, prix Afrique méditerranéenne 1982), L’Armurier (1997), Hitler tout craché (2000), Le Treizième Disciple (2002), La Paria (2019). Il est également l’auteur d’une trentaine de pièces de théâtre, jouées en Suède et en France.
Il a obtenu le Prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises 1988 et le Prix Ève Delacroix 1997 pour L’Armurier.