Réputé pour ses BD érotiques, Milo Manara, sans perdre la sensualité de son dessin, nous raconte la vie tumultueuse du Caravage. Dans une BD riche et passionnante. Quand le dessin se met au service de la peinture…
C’était écrit. Ou plutôt c’était dessiné. Les noirs profonds de Tardi devaient rencontrer les ambiances brumeuses des romans de Léo Mallet. Le dessin léger de Larcenet ne pouvait qu’illustrer l’humour et la dérision de Daniel Pennac. Et le dessinateur italien Milo Manara se devait de raconter la vie du peintre Michelangelo Merisi dit Le Caravage. Outre la coïncidence exacte des initiales, ces deux tempéraments à plus de trois siècles de distance ne pouvaient s’ignorer.
Tumultueux, scandaleux, ces deux artistes le sont en effet à leur manière. La vie du peintre italien est peu connue dans le détail, mais les quelques repères chronologiques avérés dessinent un être talentueux, instable, irascible, parfois violent, proche du peuple qu’il fréquente jusque dans les bas fonds.
C’est cette proximité qui créera la révolution picturale liée au Caravage. Obligé de passer par la peinture religieuse l’artiste, qui arrive à Rome en 1598, va la transformer profondément en s’affranchissant du maniérisme et des figures convenues et lisses de la tradition. Il prend pour modèles des prostituées, son supposé petit ami et transforme les icônes sacrées en êtres de chair et de sang. Les sourires ne sont plus béats. Les mains et les pieds sont marqués par le travail ou la vieillesse. Et la vie du Caravage est à l’image de cette révolution picturale. Ne respectant aucune des conventions sociales, le peintre va défrayer la chronique dès son arrivée dans Rome, fréquentant les tavernes et les prisons, les prostituées, cherchant la bagarre, protégeant les faibles.
On imagine donc aisément le plaisir qu’a éprouvé Milo Manara à mettre en page cette histoire. L’époque lui sied à merveille, lui qui a raconté dans ses dernières BD, la saga des Borgia un siècle plus tôt. Il y dessine ainsi à nouveau une ville monumentale qu’il transforme cette fois ci dans certaines pages en une cité irréelle, aux dimensions si gigantesques qu’elles réduisent les personnages en de minuscules fourmis happées par les lieux. Et puis l’auteur du « Déclic » et de tant de BD érotiques ne pouvait qu’être séduit par la vie, supposée de débauche du peintre
génial. Les femmes sont ainsi présentes dans la BD, mais le dessinateur s’attachant cette fois à tracer de magnifiques portraits loin des scènes orgiaques qu’il aime décrire (le premier sein dévoilé n’apparaît qu’à la page 20 !).
Ce n’est donc pas une BD érotique supplémentaire que dessine Manara. C’est bien un ouvrage sur un peintre essentiel, très bien documenté, qui nous fait entrer dans les ateliers de peinture des maîtres de l’époque comme celui du cavalier d’Arpin, qui raconte les contraintes artistiques imposées par l’Église, qui nous montre le poids indispensable des protecteurs. Le Caravage ainsi dépeint est bien un artiste hanté par la lumière, cette lumière qui fait de lui un papillon de nuit, créature des ténèbres, cherchant sans cesse la clarté brûlante et mortelle. Ce clair-obscur annonce Rembrandt ou Velasquez ; certaines cases l’évoquent magnifiquement en reconstituant des scènes de pose et d’atelier. Manara nous fait ainsi partager la fièvre créatrice du peintre, sa soif de réalisme des visages et des corps, mais aussi la quête du geste, de l’attitude juste.
C’est une des forces de cette BD qui ne se contente pas de raconter l’existence d’un homme à la vie sulfureuse, mais s’attarde sur son originalité artistique. Le dessin de Manara fait alors merveille. On le savait capable de traduire toute la sensualité de la courbe d’une hanche ou d’un décolleté féminin. Il sait aussi parfaitement retranscrire des lieux, des atmosphères, des époques et de manière unique évoquer les œuvres maîtresses du Caravage qui, pour la plupart, figurent toutes dans cette BD. Isolant dans une case une madone à l’Enfant Jésus tirée d’un gigantesque tableau, il nous montre la beauté d’une femme magnifiée par la lumière et les courbes des bras qui enserrent l’enfant. Manara utilise une palette limitée proche de celle du Caravage restituant ainsi parfaitement la tonalité de l’œuvre. Seule exception : le rouge qui éclaire certaines pages, rouge d’une robe symbole de luxure, mais aussi d’amour, rouge comme le sang, celui qui envahit le visage du Caravage à la fin de ce premier tome, comme la prémonition d’une mort violente prématurée.
S’attachant à l’essentiel, comblant les vides de la vie du Caravage, Manara restitue un artiste tel que l’on peut se l’imaginer en admirant son œuvre et sa biographie syncopée. Tumulte et beauté, violence et sérénité, ombre et lumière, le dessinateur a su nous faire partager toute l’originalité d’une œuvre picturale révolutionnaire qui va devenir un nom commun. Tout en contraste.