Le Couple et l’argent de Titiou Lecoq ou comment un plus un ne font pas forcément deux…

Titiou Lecoq, dans ses essais et romans et dans son blog, est figure de proue pour dénoncer le sexisme d’une société qui peine toujours à dévoiler et avouer des comportements qui excluent les femmes. En 2021, elle nous parlait des femmes « invisibilisées » dans un livre préfacé par la grande historienne du féminisme Michelle Perrot, Les Grandes oubliées.Titiou Lecoq récidive avec force dans Le Couple et l’argent : pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes, aux éditions L’Iconoclaste.

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Le sexisme ? Un point d’achoppement et de conflit vieux comme le monde. Napoléon l’avait dit crûment énonçant alors un principe qui fait frémir. « Les femmes sont l’âme de toutes les intrigues ; on devrait les reléguer dans leur ménage ; les salons du gouvernement devraient leur être fermés », écrivait-il à son frère Joseph dix ans avant 1789 ! Les écrivains les plus glorieux n’ont pas été en reste : « Bien qu’on trouve dans les Écritures que la femme fut la première à parler, il est pourtant plus raisonnable de croire que l’homme parla en premier ; et imaginer qu’un acte aussi glorieux du genre humain n’ait pas pris source dans l’homme plutôt que dans la femme, c’est inconvenance », dixit Dante (in De l’éloquence en langue vulgaire).

D’autres plumes, moins catégoriques, ont pris le parti de mettre en garde la gent féminine prudemment : « Que les femmes ne se plaignent point des hommes, ils ne sont que ce qu’elles les ont faits », recommandait avec attention (et bienveillance ?) l’historien breton Charles Pinot Duclos, homme du Siècle des Lumières. D’autres, heureusement, ont eu l’intelligence de comprendre le mauvais sort fait aux femmes dans l’Histoire : « Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles » écrivait Montaigne (in Essais, livre 3, chap. 5). Et, outre-Manche, c’est la combative Virginia Woolf (dans son livre Une chambre à soi) qui nous explique, à l’occasion d’une conférence sur le roman et la condition des femmes en Angleterre, comment jusqu’à une date toute récente, les femmes étaient placées sous le contrôle des hommes. Faute d’indépendance économique et matérielle, elles étaient nécessairement réduites au silence sans possibilité d’expression personnelle : « Pourquoi un sexe est-il si prospère et l’autre si pauvre ? […] Il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction. »

virginia woolf

Le Couple et l’argent : pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes est une nouvelle et virulente dénonciation du déséquilibre permanent entre un mari et son épouse sur un terrain délicat à aborder s’il n’est pas carrément miné : celui des tâches, professionnelles et domestiques, et des rémunérations et revenus des deux conjoints. Bref, qui fait quoi dans un couple, qui gagne combien et qui en tire bénéfice ?

L’argent a été longtemps un sujet socialement tabou, au mieux délicat. « Quand on parle à quelqu’un d’argent, son visage change, et qu’y lit-on ? L’inquiétude. Je l’ai remarqué cent fois. On dirait qu’on touche aux sources mêmes de la vie », s’en amusait Julien Green dans son Journal. Mais la question est d’importance, que Madame (Gwendoline sous la plume narrative de Titiou Lecoq) s’aventure à évoquer… et que Monsieur (Richard, mari de Gwendoline) contourne et met volontiers sous le boisseau ! Impossible d’en faire l’économie pourtant, rappelle Titiou Lecoq. Gwendoline, en effet, est agent de la prospérité du couple et plus globalement de la richesse d’un pays, tout autant, et pas moins, que Richard.

Adam Smith, théoricien du libéralisme économique et auteur de la Nature et causes de la Richesse des Nations l’avait-il compris ? Mystère… Il n’en parle nullement dans ses longues analyses de macro et microéconomie. Et, en célibataire avéré, Monsieur Smith se faisait préparer ses repas… par sa vieille maman, gratis pro Deo bien entendu : « Impossible pour lui d’envisager sa mère comme un agent économique participant au fonctionnement de la société. Cela lui paraissait tellement naturel qu’elle s’occupe de lui qu’il n’a pas vu qu’elle fournissait un travail gratuit ».

Gratuit, le grand mot est lâché ! Combien de tâches et démarches quotidiennes, ménagères, parentales, sanitaires, sont-elles le fait de Gwendoline pendant que Richard va tous les jours au travail du matin au soir, gagnant le pain du ménage ? Inversement, combien d’hommes choisissent le temps partiel et amputent leur carrière et leur salaire pour s’occuper des enfants et des travaux domestiques ? « On continue d’associer la féminité au don, donc à la gratuité et la masculinité au pouvoir, donc à l’argent. Et ces présupposés se retrouvent dans nos politiques fiscales et économiques aussi bien que dans la manière dont les familles fonctionnent au quotidien. La dynamique du don chez la femme est simple, on leur a assigné une mission : elles doivent s’occuper des autres. Elles doivent le faire gratuitement. On attend d’elle une forme de sacrifice. Une femme qui veut protéger ses intérêts ou, pire, gagner de l’argent, est perçue comme dénaturée, puisque cela va à l’encontre de notre représentation de la féminité… Grosso modo, la femme féminine est forcément dépendante financièrement, sous la tutelle économique de son mari. » (Titiou Lecoq).

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© Mathieu Stern (https://unsplash.com/fr/@mathieustern)

Voilà un discours et une pratique intangibles depuis deux siècles au moins. Et qui débute dès l’enfance avec l’argent de poche que les parents accordent d’un geste plus large vers leurs gamins plutôt que vers leurs gamines. Un sondage du laboratoire sociologique Pixpay nous apprend que les filles reçoivent moins que les garçons, elles-mêmes victimes d’une autorité parentale bloquée sur le « stéréotype de la fille panier percé à qui on ne peut pas faire confiance quand il s’agit d’argent » (Titiou Lecoq). Les filles reçoivent moins d’argent et en plus s’en satisferaient, heureuses, dit-on, de recevoir, à la différence des garçons, parures, babioles et menus cadeaux à la demande ! Et à ce régime, les filles ne sont pas près d’être de futures femmes d’affaires, puisqu’on ne leur parle jamais d’argent à la maison ! Une exception pourtant, s’amuse Titiou Lecoq, mais elle est aux USA où le dollar est roi : Kim Kardashian, que son père avait éduqué à gérer l’argent toute jeune, a rapidement compris le « job » et le filon à exploiter. Observant le look de la star Jennifer Lopez, la jeune Kim, futée, s’est mise à acheter et revendre parures et chaussures de luxe à toutes celles qu’attiraient les paillettes de la gloire des « people ».Et la fortune fut très vite au rendez-vous !

En France, rien de tel ou presque, la jeune fille y est perçue et éduquée pour être consommatrice et pas gestionnaire de fortune, femme d’affaire ou dirigeante d’entreprise. Il y a des exceptions bien sûr : dans les 2668 milliardaires recensés dans le classement Forbes de 2022, on trouve…327 femmes, elles-mêmes le plus souvent héritières de grands capitaines d’industrie. En France, on dénombre 43 milliardaires et parmi eux… 6 femmes. Et dans les plus hauts salaires de France, 91% sont des hommes, selon un relevé de l’Observatoire des inégalités de juin 2022. Notre glorieux Napoléon cité plus haut était oracle en la matière ! Comment s’en étonner quand « les femmes n’ont obtenu le droit d’entrer et de spéculer à la Bourse de Paris qu’en 1967, vingt-trois ans après le droit de vote ! » souligne Titiou Lecoq. Historiquement, les jeux étaient faits et les dés bien pipés : « Les femmes ne pourront entrer à la Bourse pour quelque cause ou prétexte que ce soit », selon un Arrêt royal, article 11, du 24 septembre 1724. Circulez, Mesdames, il n’y a rien à voir ni à savoir, et puis « il faut avoir des nerfs pour boursicoter ». Tout comme pour maîtriser ses propres finances quotidiennes. Une misogynie gravée dans le marbre du Code civil de Napoléon – encore lui ! – promulgué en 1804 faisait du mari le chef de famille et le patriarche en capacité de « faire ce qu’il veut et prendre n’importe quelle décision sans consulter son épouse » rappelle Titiou Lecoq.

Il y eut pourtant une exception dans cet ostracisme économique et financier, en la personne de Marthe Hanau, surnommée « la banquière des années folles ». Notre héroïne s’introduira dans le monde masculin de la Bourse, et lieu de pouvoir par excellence, avec…costume d’homme et barbe postiche ! Douée pour les finesses boursières, elle ira même jusqu’à créer un journal, La Gazette du Franc, en 1925. Et, forte du succès de ses conseils boursiers, elle s’enrichira et mènera grand train : voitures de luxe, hôtel particulier à Boulogne, jeux au casino de Deauville… Mais sa réussite, minée peu à peu par l’inflation des années 20, fleurait aussi l’escroquerie et la vie de la « Banquière », dont Francis Girod fit un film en 1980, se retrouvera derrière les barreaux. Outre la ruse qui la fit entrer dans un monde interdit aux femmes, ses mœurs homosexuelles et sa judéité n’ont sans doute pas été étrangères à la rigueur particulière de la Justice.

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Marthe Hanau sortant du tribunal

Le code Napoléon eut la vie dure un siècle et demi durant, jusqu’au 14 juillet 1965, date officielle – et jour ô combien symbolique ! – de la réforme des régimes matrimoniaux. « Ma grand-mère qui tenait la comptabilité de la boucherie familiale n’a eu le droit de signer son premier chèque qu’à l’âge de 53 ans. C’est difficilement imaginable pour moi qui n’ai jamais été privée de mes droits économiques » s’étonne Titiou Lecoq.

Mais gagner l’égalité des droits ne voulait pas dire que l’inégalité économique était abolie. Et cette date cruciale relancera l’ardeur revendicative des mouvements féministes continuant de mener le combat de la vie quotidienne et matérielle de l’égalité et de l’équité, loin d’être achevé ! 3 femmes sur 4 gagnent moins que leur conjoint, jusqu’à un écart de 30%, selon ce qu’indique l’INSEE en mars 2022. L’écart n’est que de 9% entre une femme et un homme quand ils sont célibataires. Selon le sociologue François de Singly, « la vie conjugale se traduit globalement par un coût pour les femmes et un bénéfice pour les hommes. » Constat fait en 1987, « toujours vrai en 2022 » écrit Titiou Lecoq qui va nous démontrer avec force explications, argumentaires et détails à l’appui, que l’inégalité économique, si elle n’a plus force de loi entre mari et femme, a encore force de choix… du mari !

L’ouvrage de Titiou Lecoq est le constat sévère d’un état économique qui perdure ou s’aggrave en bien des moments de la vie d’un couple – hétérosexuel ou homosexuel. Il est aussi un manuel de vie à deux synthétisé dans un bien utile et terminal « récapitulatif » de recommandations aptes à consolider ou retrouver l’harmonie du couple. Et ce ne sont pas les séparations et divorces qui vont éliminer, bien au contraire, les déséquilibres et injustices de la vie commune, insiste Titiou Lecoq dans les derniers développements de son livre.

Voilà bien des pages d’utilité privée, comme, pour d’autres causes plus générales, on peut parler d’utilité publique. Et la plume légère de Titiou Lecoq fait merveille pour parler d’un sujet aussi lourd. A lire absolument par les futurs, actuels ou ex-conjoints !

Le couple et l’argent : pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes, par Titiou Lecoq, éditions de l’Iconoclaste, octobre 2022, 283 p., prix : 21.90 euros.

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