LE DEPART LA MERE ET LA MORT. POESIE MACABRE DE L’AMOUR MATERNEL

Conteurs d’Amérique latine, Alberto Chimal et Alberto Laiseca signent ensemble un double album « Le Départ / La Mère et la Mort ». Accompagnés par les puissantes illustrations de Nicolas Arispe, leurs textes viennent, avec une amère douceur, marier l’amour maternel et la mort, à travers les combats de deux mères pour sauver leurs enfants.

Que peut la Mort face à l’amour d’une mère, lorsque son enfant meurt ? Quel est le prix à payer pour refuser l’inéluctable ? Les conteurs latino-américains Alberto Chimal et Alberto Laiseca apportent chacun leur réponse à ces questions, à travers le double album « Le Départ/La Mère et la Mort ». Ils le font à leur propre manière – c’est-à-dire sans la moindre pitié, presque avec cruauté – accompagnés par les dessins sombres du dessinateur argentin Nicolas Arispe.

la mere et la mort

Dans « Le départ », d’Alberto Chimal, une mère voit un tremblement de terre emporter son fils. Comment accepter cette perte, comment le laisser partir ? Elle implore les dieux de le faire revenir à la vie. Et les dieux, cruels, exaucent son vœu. Son enfant lui est rendu. Mais si son âme reste vivante, le corps, lui, ne cesse de se décomposer, blessé, sans jamais le moindre espoir de cicatriser. Alors la mère reste là face au fils qui, par sa faute, souffre un supplice interminable, qui l’implore de le laisser mourir. Et le conteur d’ajouter, impitoyable : mourir il ne peut pas, parce qu’il est déjà mort.

Cette Mort se grime en poilu de la première guerre mondiale dans le récit d’Alberto Laiseca, « La Mère et la Mort ». Des fils, elle en a emporté des millions, sur les champs de bataille d’Europe. Pourtant, rien ne saurait la rassasier. D’une mère, qui habite dans un chalet, près du Rhin, elle veut prendre l’enfant nouveau-né. Pour l’arracher à la vigilance maternelle, elle envoûte la femme, et emporte son fils par-delà le fleuve, par-delà la forêt d’épines et la montagne de pierre et de fer, jusqu’à son domaine.

Mais la mère ne peut se résoudre à abandonner son fils. Elle qui connaît – comme tout le monde – où habite la Mort, part sur ses traces pour lui réclamer son enfant. Elle est prête à tout abandonner, ses yeux, ses jambes, un bras pour rejoindre la maison de la Mort et se mutile sans réfléchir, dans l’espoir fou de revoir son nouveau-né.

la mere et la mort

Les deux écrivains, le premier mexicain et le second argentin, ne s’embarrassent pas de longs discours. Leurs phrases s’égrènent comme des vers, au pied de chaque page. L’écriture du premier, Alberto Chimal, est nerveuse, ponctuée de virgules, comme pour mieux souligner la cruauté de son récit. Le ton du second récit, d’Alberto Laiseca, se fait beaucoup plus innocent, presque doux, et le décalage avec l’horreur de l’histoire n’en est que plus marquant. Dans les deux, on retrouve la tonalité du conteur, ce langage vivant fait d’interpellations, d’évidences, de fantastique.

Les dessins de Nicolas Arispe se marient à la perfection avec ces récits. Étalés en double page, ils nous plongent dans cet univers sardonique, cruel, et pourtant poétique. À l’encre noire, semblables en tout point à des gravures, ses illustrations balancent entre les danses macabres médiévales et le paganisme, entre les représentations gothiques et les illustrations traditionnelles des contes. Son style oscille entre le mysticisme sacrilège de Jérôme Bosch et l’atrocité des dessins d’Otto Dix sur la Première Guerre mondiale.

la mere et la mort

On se perd à contempler ces terribles images, aussi terribles et marquantes que les récits qu’elles accompagnent. Elles regorgent de détails, de références, de symbolisme. Il emprunte aux tableaux de l’art flamand, du romantisme allemand, aux gravures de Pieter Brueghel. On entraperçoit le Béhémot de l’Ancien Testament et des caméléons porteurs de masques funéraires africains, une statue de l’archange Michel, des gargouilles médiévales, un foisonnement de symboles qui contribuent à construire cet univers terrible, où la douceur de l’amour maternel et de la nature se mêlent à des paysages décharnés, à cette présence, toujours de la Mort terrible.

Au cœur de l’album, les deux récits se retrouvent, autour d’une image miroir, et chaque mère la première au visage de renard, la seconde dépeinte en squelette, devient le reflet de l’autre. Il ne reste, point de conclusion et de liaison des deux histoires, que ces femmes seules, songeuses, leur deuil perdu dans la vie sauvage de la forêt.

la mere et la mort

À la fin de sa lecture, lorsqu’on repose ce double album, on reste un temps immobile. Ce n’est pas pour rien qu’il a été primé et sélectionné à de multiples reprises : la lecture des deux récits marque profondément. La poésie le dispute à l’horreur, l’atmosphère à la fois terrible et douce des illustrations en noir et blanc accompagne parfaitement le récit. Les auteurs, l’illustrateur, jouent avec la Mort, jouent avec le macabre. Ce jeu va du simple plaisir de l’horreur, conter une histoire d’horreur, dans laquelle les mères sont impuissantes et leurs fils se décomposent en charogne, aux questionnements philosophiques sur l’amour, sur le deuil. On peut à la fois balayer les histoires d’une seule traite ou se perdre dans les méandres de l’encre noire, dans le symbolisme des images.

On peut le relire, encore et encore, la puissance de l’album reste la même, bouleversante. Et la chute de chaque histoire nous frappe toujours autant, presque par surprise à chaque fois, implacable.

la mere et la mort

Avec la cruauté du conte, l’album fait écho aux sacrifices des mères, de ces mères qui réclamaient leurs fils disparus sur les places d’Amérique latine, du Chili au Brésil, qui allaient chercher leurs fils au fond de la Tchétchénie, qui manifestaient dans les rues de Tunisie ou d’Égypte pour leurs enfants. Il fait écho, aussi, à tous ces sacrifices quotidiens, presque banaux. Le combat contre la Mort – une mort domestiquée, qui fait partie du quotidien – n’est, après tout, qu’un sacrifice de plus.

la mere et la mort le depart

La Mère et la Mort/Le Départ
Auteurs : Alberto Laiseca, Alberto Chimal
Illustrateur : Nicolas Arispe
56 pages – 23 euros

Article précédentCHANSON D’OCCASION RÉINVENTE NOS CHANSONS PRÉFÉRÉES
Article suivantRACHEL FOURMENTIN EST LA DIRECTRICE DE LA CULTURE DE RENNES

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici