Le Grand Silence est une plongée de 2 heures 40 dans le monastère de la Grande Chartreuse situé dans les Alpes dauphinoises. Son essence n’est ni pédagogique ni journalistique, mais contemplative et méditative. Dans une lignée qu’on peut imaginer être celle de Karlfried Graf Dürckheim. Selon l’intention de son réalisateur, qui se révèle être un magnifique artiste, l’Allemand Philip Gröning, «ce film ne raconte pas le monastère, mais est le monastère lui-même ». Et, miracle, c’est vrai !
Le texte que vous allez lire est le fruit de notes prises pendant le film et suit la trame des images voulue par leur auteur. Il est un essai pour accompagner la contemplation orante et l’infusion de beauté qui s’opère tout au long de cette œuvre dont l’autorisation de tournage a été obtenue au bout de treize ans de patience.
Premières images diaphanes et diaprées d’éternité. Certitude teintée de larmes que ce film va vraiment nous faire partager au plus près, à la lumière d’un regard veilleur et non-voyeur, une intimité avec Dieu. L’émotion étant assurément, dans son bon versant, un des modes de dialogue avec le divin.
Neige épaisse et son silence digne des tableaux des grands maîtres flamands ou japonais. Une sainte lenteur installe le long bruissement de ce silence qui ne nous quittera pas. Les hommes en bure blanche au sein de leur chartreuse de pierre située dans la grande nature, minérale, végétale et animale, composent avec un monde blanc. Celui du vide, du silence et de la neige.
Litanie des gestes de tous les jours. Au travers des pratiques se dévoilent la vertu d’attention et la saveur de l’instant. Ces images appellent en nous la prière et l’entrée dans la profondeur. On ressent comme l’aventure de cette poignée d’hommes est une part constitutive et fondatrice de notre identité, une racine sûre de notre liberté. Et si nous étions issus de ces hommes, leurs fils même bien indignes…
Premier son. Les cloches. Pleines de vide. Ici, mouvement de forage, de creusement. Les monastères perdus dans les campagnes ou les montagnes sont des creusets. Le silence creuse. La prière creuse. Prouesse de nous faire toucher le rien qui dit tout. Premier chant à la lumière vacillante d’une bougie. Tout le film ne sera, à bien y voir, qu’écho, auras, nimbes, halos, ombres portées, résonances, tant silence et prière ne sont que vibrations. Qui frappe ainsi à l’instant en nous ?
Des nuages virevoltent dans le ciel du monastère bordé de monts. En rien un effet gratuit du réalisateur, mais la compréhension profonde que la prière, ininterrompue, est déjà inscrite dans l’univers et que ces hommes ne font que tenter de la rejoindre. Ils font tourner la roue du monde et en sont le moyeu. C’est le secret.
Au bout de quelques dizaines de minutes, déjà tant d’images primordiales apportées. Nos larmes ne s’étaient pas trompées.
Un moine aveugle à la canne blanche comme à l’exact diapason du lieu. Gros plan sur ses yeux, ces grands-pères sont des grimoires. Un arbre aux branches couvertes de neige, comme un cerisier en fleur au printemps. Les vœux d’un jeune chartreux noir et les signes qui le reconnaissent.
Séance de tonsure. Vue de la clôture extérieure aux hauts murs. Portraits serrés de visages muets. Splendeur du simple, épaisseur du silence tissé par ces hommes entre infini et minutie, extase et pauvreté, étoiles et glèbe. Ils tentent de fixer en leur cœur l’âme volatile de Dieu.
Déjeuner au réfectoire, manducation de la Parole. Des vaches dans le cloître, rumination de la Parole. Massage de l’épiderme d’un vieux moine, inscription de la Parole. Longues glissades sur la neige, rires. La foi est aussi une texture et une saveur.
Dernières images. La neige ensevelit les toits ; les capuches blanches, les visages ; les monts, la chartreuse des hommes. Ils sont 25 et sont partis au désert, renoncer pour gagner la Vie et regarder en face la mort. Son des cloches, parcelles de feu, ciel bleu blanc sur la neige poudroyée. L’austérité rencontre une vérité. Philip Gröning, en son penchant astrophysicien, nous fait voir les particules de l’invisible. Dieu est un murmure.
Hervé Colombet
Philip Gorning,Diaphana films, 2006, 2h42. DVD disponible.