Invité en 2016 au 9e festival international des littératures policières de Toulouse, Jordi Llobregat, écrivain espagnol, publie son premier roman, un thriller historique El secreto de Vesalio, publié en France sous le titre de Le huitième livre de Vésale, déjà traduit en 18 langues et publié dans une trentaine de pays. L’intrigue de ce thriller a lieu à Barcelone, ville de sa famille maternelle, ville chargée d’histoires personnelles, des histoires familiales qui racontent qu’un de ses arrières-grands-pères travaillait dans une entreprise qui a fabriqué les lampadaires modernistes du Paseo de Gracia.
Barcelone, 1888. Quelques semaines avant l’ouverture de l’Exposition universelle qui doit célébrer et magnifier la ville en plein développement économique et architectural, des morts suspectes, des corps déchiquetés de femmes sont retrouvés sur les plages catalanes. Ces meurtres mystérieux sont ignorés, car ils concernent la population la plus pauvre souvent contrainte à la prostitution et la police de Barcelone, en la personne de l’infâme lieutenant Sanchez, cherche surtout à ne pas chercher pour éviter d’affoler les nantis ou d’exciter le peuple prompt à la révolte.
Un jeune et brillant universitaire d’Oxford, Daniel Amat, est de retour dans sa ville natale pour assister aux funérailles de son père. On découvre peu à peu que Daniel avait fui sa ville une dizaine d’années auparavant à la suite d’une tragédie familiale qui avait causé la mort de sa première fiancée et de son propre frère. Tragédie dont il était probablement le responsable et qu’il avait cherché à oublier dans le brouillard anglais, renonçant même à la carrière médicale dont son père rêvait pour ses enfants. Lors de l’enterrement, Daniel retrouve une jeune femme qui l’a sans doute beaucoup intéressé par le passé et rencontre aussi un journaliste aux poches percées, joueur, buveur et coureur de prostituée persuadé que le père de Daniel a été assassiné, car il enquêtait d’un peu trop près sur les assassinats de jeunes filles des quartiers pauvres dans lesquels il office comme médecin. Daniel refuse d’abord la proposition de Fleixa de poursuivre l’enquête de son père puis peu à peu se laisse convaincre.
Le duo s’adjoint l’aide d’un jeune et brillant étudiant en médecine qui cache lui aussi de nombreux mystères. Il s’agit de retrouver un autre médecin de la ville qui, devenu fou suite au décès de son épouse adorée qu’il a essayé de sauver de la mort, est peut-être le tueur fou. Ce roman qui n’aurait pas dépareillé parmi les feuilletons du XIXe siècle nous entraîne dans les égouts et souterrains de la ville peuplés de rats mangeurs d’homme et d’étranges créatures dénaturées réfugiées dans ces sous-sols mortifères au simple mortel. On est quelque part entre Monte Cristo, Jules Verne et le Frankenstein de Mary Shelley. Pour progresser dans leur enquête, le trio en butte à d’autres conflits personnels recherche un mystérieux ouvrage, le 8e livre de Vésale, livre que recherche aussi le tueur en série pour ses propres recherches. Là est toute l’intrigue bien écrite du livre. Un peu long dans l’écriture, mais agréable à lire dans les soirées d’automne.
C’est l’occasion de se repencher sur l’œuvre de quelques personnages bien réels, mais qui eurent des vies de roman et de savants (presque fous). André Vésale est né en 1514, près de Bruxelles. Il est issu d’une longue lignée de médecins et d’apothicaires royaux et s’intéresse tôt à l’anatomie ce qui, à l’époque, pouvait valoir moult soucis avec les autorités de tout rang : judiciaires, universitaires et religieuses. Il développe aussitôt un goût pour le dessin. Il étudiera la médecine à Paris et aura pour condisciple un autre illuminé céleste Michel Servet. L’enseignement étant livresque et sans contradiction possible, Vésale fuit ces cours inutiles et s’intéresse à l’anatomie, la vraie, celle que l’on pouvait observer sur les suppliciés du gibet de Montfaucon dont parlait Villon dans la « ballade des Pendus ». Vésale est ensuite nommé professeur d’anatomie à Padoue et fait paraître un recueil de six planches d’anatomie, les Tabulae anatomicae sex représentant le squelette et les organes internes. En tant que critique de ses précurseurs, Vésale sera d’abord décrié et même insulté puis finalement reconnu. Ensuite Vésale passe de ville en ville, occupe quelque temps une chaire à Pise, à Bologne, à Pavie et même à Bâle ou à partir de ses propres dissections de cadavres humains, il publie un immense traité d’anatomie, De Humani Corporis Fabrica (7 volumes et non huit), plus connu sous la dénomination de « Fabrica ».
Il faudra plusieurs éditions de l’ouvrage pour que Vésale cède à la vérité « toute nue » et concède que les dires anatomiques de Galien, qu’ânonnaient les cuistres de l’Université, étaient sans fondement. Poursuivant son tour d’Europe comme beaucoup d’intellectuels « sulfureux » de l’époque, Vésale arrive en Espagne, toujours pour y soigner les Grands dont l’infant. Sa passion pour l’anatomie lui vaut les foudres de l’Inquisition. Condamné au bûcher, Vésale fut sauvé par Philippe II qui commua sa peine en un pèlerinage à Jérusalem. Il y reçut une proposition pour reprendre la Chaire d’Anatomie de Padoue, mais au cours de la traversée, il fut pris d’une forte fièvre et le navire dut faire escale à Zante petite île Ionienne. Vésale mourut presque aussitôt d’épuisement le 15 octobre 1564. Ses idées bien sûr, survécurent à tous détracteurs que l’on a oubliés.
Autre anatomiste sulfureux et surtout théologien maudit qui fut son condisciple de Paris, le malheureux Michel Servet ou Michel de Villeneuve né en 1511 dans la province de Huesca, en Aragon. Il visite aussi l’Europe, tel un quasi « clochard céleste » s’intéresse d’abord à la théologie. La Réforme déclenchée par un moine défroqué, Luther, a commencé à agiter le monde. Servet publie en 1531 son premier ouvrage antitrinitaire : Les erreurs de la Trinité
L’essence divine est indivisible… il ne peut y avoir dans la Divinité diversité de personnes.
Cet ouvrage déclenchera vingt-huit ans plus tard les persécutions et son martyr, mais pas de là ou l’on pouvait s’y attendre… En 1535, Lyon, il est embauché dans l’imprimerie des frères Treschsel comme correcteur. Son immense érudition lui permit de publier la Géographie de Ptolémée qu’il enrichit de corrections justifiées. Sous l’influence de Symphorien Champier, ami de Rabelais, il se rendit en 1537 à Paris pour étudier la médecine. Il y disséqua au côté de Vésale et y publia son Syruporum Universa Ratio ad Galeni sur la thérapeutique par les sirops. Ses pérégrinations le ramenèrent à Lyon puis à Vienne d’où il se rendit à Padoue pour prendre le grade de docteur en médecine. Sa tranquillité ne pouvait pas durer longtemps, car une rivalité est née entre lui et Calvin tout-puissant en Suisse. Servet publie en 1553 son livre Christianismi restitutio (la Restauration du christianisme). Servet en envoya un exemplaire à Calvin, mais fut poursuivi en France par l’Inquisition catholique pour avoir correspondu avec Calvin. Servet, par imprudence, se réfugie à Genève où il est arrêté et condamné au bûcher comme hérétique; il sera brûlé vif avec deux exemplaires de son livre le 27 octobre 1553. Une stèle expiatoire a été érigée à Champel, sur le lieu du supplice. À côté de ses écrits théologiques, Servet fut surtout reconnu comme un des pères putatifs avec Harvey de la conception occidentale moderne de la circulation sanguine. Il contesta le dogme de Galien et affirma l’imperméabilité de la cloison inter-ventriculaire dans le cœur normal: “Cette paroi médiane ne se prête à aucune communication et ne permet pas au sang de passer”, notion anatomique fondamentale s’il en est, mais qui ne faisait que reprendre les travaux un peu oubliés d’Ibn Al-Nafis (1210-1288).
Le roman « l’œuvre au noir » de Marguerite Yourcenar dont le personnage central, Zénon, est un médecin et intellectuel de la Renaissance emprunte beaucoup de traits à Michel Servet, mais aussi à d’autres cosmopolites persécutés, sur fond de guerres de religion entre catholiques et protestants, mais aussi entre les différentes factions religieuses du protestantisme.
Des auteurs, des livres, des personnages bien vivants à (re)découvrir…
Le Huitième Livre de Vésale Jordi Llobregat, traduit de l’espagnol par Vanessa CAPIEU, Éditions du cherche-midi, 624 pages, parution 7 avril 2016, 21 €
Jordi Llobregat est né à Valence, en Espagne, en 1971. Le Huitième Livre de Vésale est son premier roman.