Le 7 janvier 2015, deux islamistes, les frères Kouachi, attaquent à la kalachnikov une partie de l’équipe de Charlie Hebdo : les dessinateurs Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, l’économiste Bernard Maris, la psychanalyste Elsa Cayat, en pleine conférence de rédaction, tombent sous les balles des terroristes.
Philippe Lançon, jambe perforée et mâchoire emportée, s’écroule sur les corps enchevêtrés de ses camarades, mais échappe à la mort. Il gît dans son sang, les yeux à quelques centimètres de la boîte crânienne éclatée de son ami Bernard Maris, et, projeté sous la table de réunion, n’aperçoit que les « jambes noires » de ses agresseurs. Il entend, ponctué par la détonation de chaque balle, le cri de mort d’« Allah Akbar ! […], écho dément d’une prière rituelle ».
Massacre et scène de guerre en plein Paris, c’est le début du récit halluciné et hallucinant de Philippe Lançon, journaliste à Libération et Charlie hebdo, venu ce matin-là pour discuter avec ses amis de la rédaction de Charlie d’un article à écrire sur le dernier livre de Michel Houellebecq, Soumission. Deux minutes de carnage qui vont faire basculer sa vie dans l’horreur. « Blessé de guerre dans un pays en paix », devenu « brutalement étranger » à sa vie d’avant l’attentat, plongé dans « la fin d’un monde, le mien, le nôtre peut-être », Lançon, sauvé et revenu du pays des morts, vivra « la solitude d’être vivant », le désespoir de laisser ses amis derrière lui – « vous avez du bol, pour vous c’est fini, pour moi, ça ne fait que commencer »-. Il ne les abandonnera pas, tout en affrontant « cette fiction particulière qu’est ce brutal excès de réalité ».
De la Salpêtrière aux Invalides, Philippe Lançon restera dix mois à l’hôpital et subira dix-sept opérations, comme autant « de séances de haute couture faciale » dit-il avec cet humour dont on dit qu’il est la politesse du désespoir. Son livre est le lent et douloureux cheminement vers la reconstruction physique de son visage anéanti dans sa partie inférieure, reconstituée par une greffe d’os et d’un morceau de peau de la cuisse, médicalement nommé « lambeau », opérée par une chirurgienne hors pair, Chloé, qui sera son sauveur et qui prendra, confesse-t-il, « une importance démesurée dans ma vie ». Comme sa kiné chargée de la rééducation du visage et sa psychologue, trois femmes qui seront ses « surmoi thérapeutiques ». Tout comme ces personnels soignants qui s’occuperont également de lui et avec qui il nouera de magnifiques liens d’affection et de reconnaissance. Tout comme le duo de policiers qui veillera sur lui nuit et jour, sécurité oblige, à la porte de sa chambre et dans ses rares sorties hors de l’hôpital.
Le demi-millier de pages du livre peut faire peur. Lançon ne nous épargne rien en effet de ses douleurs, de ses angoisses physiques de « blessé de guerre », de « gueule cassée », du calvaire des pansements incessamment gorgés de salive qui les font se détacher de la blessure et le transforment en un « funambule à muselière de gaze et d’adhésifs », de ses opérations à répétition qui le plongent dans des abîmes de désespoir. Des abîmes d’où viendront continûment l’extraire, avec un infini courage et amour, son fidèle frère, son père en larmes, toujours très digne, sa mère, « cette dame si forte affaiblie en quelques heures, ce que quatre-vingts ans n’avaient réussi à faire », sa compagne, Gabriela, arrivée en toute hâte de La Havane – « son sourire était entrée dans la chambre et il me soulagea aussitôt » -, ses amis enfin, Laurent Joffrin tout spécialement, son patron à Libération, les yeux embués de chagrin quand il lui rend visite dans sa chambre de souffrance en compagnie d’un François Hollande plein de compassion mais toujours jovial et réconfortant.
La littérature, la musique, la peinture viendront à son secours, elles aussi, et sans doute tout autant que ses proches. Car Philippe Lançon est écrivain, mélomane et fou de peinture. Il tisse ses attentes, nourrit ses jours et allègent ses douleurs dans l’écoute des suites de Bach, dans la vision des toiles de Vélasquez, dans la lecture de La nuit des Rois de Shakespeare, dans les mots de Proust, dont il lit et relit le passage sur la mort de sa grand-mère, dans les premières pages de La montagne magique de Thomas Mann, dans les vers de Luis de Góngora, dans les lettres de Kafka à Milena, dans Baudelaire et son poème Élévation.
« Je ne pouvais pas éliminer la violence qui m’avait été faite […] Ce que je pouvais faire en revanche, c’était apprendre à vivre avec, l’apprivoiser, en recherchant, comme disait Kafka, le plus de douceurs possibles ». Et la littérature fera là son office, « comme assistance respiratoire », ainsi que l’a écrit si justement Christophe Ono-Dit-Biot.
Le Lambeau, titre chirurgical et métonymique, est une œuvre exemplaire, comme peut l’être, toutes choses égales par ailleurs, la littérature des camps de la mort, exceptionnelle aussi par la dignité et la sérénité de son auteur : « Ne pas faire à l’horreur vécue l’hommage d’une colère ou d’une mélancolie que j’avais si volontiers exprimées en des jours moins difficiles, désormais révolus.[…] Les circonstances étaient si nouvelles qu’elles exigeaient un homme, sinon nouveau, du moins métamorphosé au moral comme il l’était physiquement. […] Un mélange de stoïcisme et de bienveillance a défini mon attitude pour les mois suivants ». Avant de conclure par une calme certitude : « Aucun au-delà ne conclura l’épreuve que je traverse ».
Alors qu’il est à New York avec sa compagne plusieurs mois après avoir quitté l’hôpital des Invalides, Philippe Lançon apprend l’attentat du Bataclan, « hoquet sanglant de l’Histoire ». Et se souvient alors de Houellebecq lui citant saint Matthieu :
Et ce sont les violents qui l’emportent.
Ce livre fort, magnifiquement écrit, est inoubliable.
Il a été honoré en 2018 de multiples prix littéraires : Meilleur livre de l’année du magazine Lire 2018, Prix du roman News 2018, Prix des Prix 2018, Prix Femina 2018, Prix Humanisme du Salon maçonnique du Livre de Paris 2018, Prix spécial du jury Renaudot 2018, Prix Roger-Caillois 2018, Prix Jean-Bernard de l’Académie de Médecine 2018.