Pour un amateur de livres, difficile de passer à côté d’un tel titre. Un livre qui rend dingue ? En vrai ? Ce n’est pas un livre, il faut dire. Mais le plus grand best-seller de toute l’histoire de la littérature. LE livre. Il se vend comme des petits pains. Jusqu’aux confins du monde. Tout le monde en parle, il faut l’avoir lu. Mais de quoi parle-t-il donc, ce livre ? Eh bien, justement, il semble qu’il y ait comme un problème…
Dans Le livre qui rend dingue de Frédéric Mars, un jeune homme un peu paumé a commis sans le vouloir un livre révolutionnaire. Et personne n’aurait jamais prédit un tel succès à ce roman au titre imprononçable « ¿ » quand son jeune auteur en lut quelques lignes à un atelier d’écriture ; il fut très vexé par le silence glacé qui suivit sa lecture. Était-il donc si mauvais qu’il n’y ait même pas à critiquer, se moquer ? Il faut dire que cette histoire de canard n’était pas passionnante… Mais bizarrement, quand la belle Fadila se mit à lire le texte, elle fut subjuguée, transportée, abasourdie par sa qualité, sa profondeur et par la résonnance qu’il trouva en elle. Et c’est ce qui allait bientôt se passer avec tous ceux qui eurent la chance de lire le manuscrit avant qu’il ne devienne LE roman.
Comment un auteur qui ne connait pas ses lecteurs peut-il trouver des mots qui les touche autant, tous, chacun d’entre eux ? Comme s’ils étaient intimes, comme si chaque parcelle de leur vie avait été mise au grand jour et comprise par l’auteur. Étrange… Le bouche-à-oreille s’est mis à fonctionner à plein régime et le roman à se vendre comme des petits pains chauds, à recevoir des prix littéraires (le passage sur les prix est à mourir de rire). Bref, à faire la une de toutes les chroniques littéraires, la vitrine de toutes les librairies, les têtes de gondole de tous les supermarchés.
Parce que justement, ce livre parle à chaque lecteur : il y trouve ce qu’il a envie d’y trouver. Et on peut le lire et le relire, il permet de découvrir nos faces cachées, nos secrets, nos envies profondes, troubles parfois. Et justement, c’est là que le bât blesse. Une âme pure ne verra que du beau dans ce livre. Alors qu’une âme noire y verra le mal…
Si la fonction du romancier est de créer des personnages, une intrigue, des obstacles et des péripéties propres à émouvoir tout ce petit monde-là, on s’interroge rarement sur la fonction du livre lui-même par rapport à ses lecteurs. Du livre en tant que force indépendante, autonome. Leur crée-t-il lui aussi des obstacles, des quiproquos, des chausse-trappes et de providentiels dénouements ? Joue-t-il avec leurs nerfs, leurs sentiments et pour tout dire leur destin ? Un roman peut-il créer ses lecteurs ?
Le livre qui rend dingue est une double réussite. L’histoire est amusante à souhait, bien tournée et très agréable à lire. En plus, son thème fait pas mal réfléchir sur ce qu’est être lecteur et sur ce que peut ressentir un auteur par rapport à ses lecteurs.
Je craignais moins les critiques des professionnels que celles des simples lecteurs sur leur blog ou leur profil Facebook. Les premiers ne lisent pas les livres et ne se lisent que très peu entre eux ; sauf quand on leur a rapporté qu’ils étaient eux-mêmes cités ou mis en cause. Parmi les seconds, en revanche, on trouve parfois de véritables teignes. Des coupeurs de couilles de lombric en huit mille. Des gens qui mettent tant de hargne et de frustration à n’être « que » lecteurs qu’ils finissent par voir dans le texte ce que vous, l’auteur, n’avez jamais eu l’intention d’y mettre. Y a une thèse à écrire sur la méchanceté du lecteur attentif.
Il est aussi très sain de voir exprimé le désir profond de chaque auteur d’être reconnu. Fausse modestie que de dire qu’on n’écrit que pour le plaisir ! Bien sûr que la plupart fantasme d’être adulé des lecteurs, porté aux nues, mis en avant par l’attribution de prix prestigieux ! Et qu’un anonyme, un petit scribouillard a priori sans talent soit celui à qui cela arrive, c’est rageant !
Frédéric Mars analyse avec une belle dose d’autodérision ce monde littéraire dans lequel il évolue, et dans lequel se trouve propulsé son héros. De même que la force de l’écriture : oui, il faut le dire, certains livres ne laissent pas indemne. Certains livres marquent, comme au fer, les lecteurs. Et les écrire n’est pas un geste anodin pour leurs auteurs. Il y a de la magie dans les mots, dans les pages. Et d’ailleurs, dans ce roman, cette magie disparait instantanément dès que l’auteur fait une lecture de son texte : il faut qu’il y ait un face à face entre les mots et le lecteur pour que le miracle ait lieu. Sinon, le roman redevient ce qu’il était au départ : inintéressant, insipide. Et parlant de canards !
Enfin, la critique implicite de toute la chaine du livre, opérée avec un humour décapant, est juste parfaite. Les prix littéraires sont écornés de manière hilarante, mais également les journalistes, critiques littéraires, diffuseurs, blogueurs, éditeurs et même les chefs de rayon des grandes surfaces… Bref, tous ceux qui de près ou de loin touchent à un monde du livre en pleine mutation.
Bref, Le livre qui rend dingue est un petit ovni à lire d’urgence pour ne pas se prendre au sérieux en tant que lecteur et pour passer un très agréable moment de détente. ¿ ne rend pas dingue, mais quel plaisir de lecture !