Dans le cadre du festival Les Tombées de la nuit, du 2 au 7 juillet 2024, la compagnie Jeanine Machine croise les époques et les perspectives dans un spectacle de rue incarné par Brice Lagenèbre, du 4 au 5 juillet. Son titre : Le Pédé, un nom volontairement provocateur et subversif pour cette création originale qui retrace l’histoire des luttes homosexuelles en France des années 1960 à aujourd’hui. La représentation aux forts accents politiques puise dans des quêtes identitaires individuelles afin de créer un élan collectif. Entre théâtre et documentaire, retour sur une proposition théâtrale militante.
La genèse du projet remonte au mois de mai 2023. Aux cotés de Sarah Daugas Marzouk, directrice artistique de la compagnie Marzouk Machine créée il y a une dizaine d’années, Brice Lagenèbre a une idée un peu folle : monter un spectacle solo en lien avec des sujets d’actualité. De là est née la compagnie Jeanine Machine, petite sœur du premier collectif. Avec à son actif plus d’une quarantaine de représentations dans l’hexagone, le Pédé continue sa tournée en prenant ses quartiers les 4 et 5 juillet sur le parvis de la salle de la Cité à Rennes.
Pour Brice Lagenèbre, « il y a une nécessité à raconter cette histoire-là dans l’espace public. C’était justement le point de départ de la création : faire de la rue un espace dédié à l’expression comme tremplin vers une réflexion individuelle sur l’homosexualité, et plus largement sur les minorités engagées dans une lutte pour la reconnaissance de leurs droits ». Il résume ainsi le propos initial du projet : « Le fil dramaturgique est volontairement assez simple : c’est une chronologie qui vient raconter comment sont arrivées les prides en France, comment elles se sont transformées au fil des décennies et ce qu’elles sont aujourd’hui ».
> LE SAVIEZ-VOUS ? Les « prides », ou Marches des fiertés, sont des manifestations destinées à rassembler et à augmenter la visibilité des personnes LGBTQI+. Créées à la suite des émeutes de Stonewall, aux États-Unis en 1969, leurs mutations coïncident avec l’évolution du mouvement LGBT. D’abord commémorations d’émeutes, puis objets de luttes symboliques, elles sont également devenues plus récemment des lieux d’affichage publicitaire. Le terme « pinkwashing » est alors utilisé pour désigner le procédé mercatique qui consiste à faire de l’homosexualité un argument de vente, les marques multipliant collections et objets arc-en-ciel dès le mois de mai.
Une fois sur scène, Brice se présente d’emblée. Le Pédé, c’est lui. Personnage éponyme de la pièce, il joue avec les codes et les identités de genre incarnant les personnages historiques ou fictifs qui jalonnent les luttes homosexuelles au XXe siècle. Face à lui le public, qui devient un acteur à part entière lors de la représentation : les spectateurs sont successivement de jeunes homosexuels qui rasent les murs pour ne pas subir de coups dans les années 1960 aux USA, des citoyens qui manifestent pour leurs droits, des militant.e.s du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire créé en 1971), du MLF (Mouvement de Libération des Femmes), puis d’Act Up au moment du sida dans les années 1990 et des Sœurs de la Perpétuelle indulgence… Autant de figures et d’associations auxquelles le collectif a souhaité rendre hommage dans cette mise en scène hybride à mi-chemin entre la fiction et le documentaire.
« L’idée initiale était de rendre hommage aux pionnières et aux pionniers de ces luttes qui nous permettent aujourd’hui de faire dans l’espace public un spectacle qui s’appelle « le pédé ». »
« Nous voulions à tout prix éviter de tomber dans un écueil avec cette création, celui de faire un spectacle didactique, de jouer une thèse », affirme le comédien. « C’est en cela qu’intervient la théâtralité : on a choisi de faire du narrateur, Brice, le fil directeur de ce spectacle. C’est un homme blanc, homosexuel, cisgenre et de classe moyenne … finalement ce narrateur, c’est en partie moi- même. » En compagnie de Céline Bertin, « la Régisseuse », le binôme sert de liant du début à la fin du spectacle. « Il se métamorphose au gré de l’avancée historique des luttes : il incarne tout d’abord un jeune homme homosexuel qui conduit le public lors des émeutes de Stonewall puis il va devenir Guy Hocquenghem, un activiste et intellectuel qui a créé le FHAR avant d’endosser le rôle de Menie Grégoire, animatrice radio sur RTL qui a consacré une émission radio à l’homosexualité, etc. »
> LE SAVIEZ-VOUS ? Guy Hocquengem est une figure emblématique de mai 68. Plume révoltée et engagée au sein du FHAR, il publie en 1972 un essai, Le Désir Homosexuel, qui demeure encore aujourd’hui un texte fondateur des études gays et lesbiennes et de la théorie Queer. En 1986, l’écrivain découvre sa séropositivité.
> LE SAVIEZ-VOUS ? Le 11 mars 1971, Ménie Grégoire anime une émission de radio intitulée L’homosexualité, ce douloureux problème sur RTL. Parmi les multiples interventions, la réponse du psychanalyste présent donne le ton : « Dans la plupart du temps, on peut dire que l’homosexualité est un accident et que normalement elle se résoudra ». Au terme d’échanges houleux, des militantes du MLF envahissent le plateau, des tracts volent et des slogans fusent : « Ne parlez plus de notre souffrance ! », « Liberté, Liberté ! ». Ce « Stonewall français » marque la naissance du FHAR et devient le premier acte de combats pour la reconnaissance des droits des personnes LGBT en France.
« C’est par le biais des histoires individuelles que se dessine et se construit la Grande Histoire ».
C’est tout le processus d’incarnation qui est au cœur du spectacle : le personnage, qu’il soit historique ou théâtral, devient un excellent moyen d’aborder ces thématiques. Il est un acteur à part entière qui incarne des propos, des luttes et des valeurs. Métaphoriquement, l’identité mouvante du comédien fait écho à une fluidité des genres et ancre symboliquement le spectacle dans l’histoire des luttes LGBT.
> LE SAVIEZ-VOUS ? En 1989 est fondé Act Up Paris, une association militante aux premières loges dans la lutte contre le sida. Elle met en évidence la dimension intrinsèquement politique de l’épidémie, avec la nécessité d’une réponse globale et non pas seulement médicale.
Le comédien développe plus amplement sur la portée du projet. « L’objectif de ce spectacle, ce n’est pas de faire changer d’avis les homophobes … ce serait naïf de penser que cela puisse fonctionner. En revanche, réussir à toucher des gens qui ne font pas partie de la communauté LGBT, c’est un des enjeux du spectacle. J’ai eu beaucoup de retours de gens me disant qu’ils n’avaient jamais participé à une pride, mais qu’ils étaient désormais prêts à se mobiliser ; dans les villages, les mentalités évoluent également : l’association Fiertés Rurales dans les monts du lyonnais est venue me voir à la fin d’une représentation, résolue à s’engager dans une voie plus militante. Toutes ces choses constituent des petites victoires dans la construction des luttes LGBT. »
> LE SAVIEZ-VOUS ? L’homosexualité est retirée de la liste des maladies mentales par l’OMS en 1990 ; il faudra attendre 2019 pour que ce soit le cas de la transidentité.
Si l’accueil est en grande majorité enthousiaste, reste que certaines réactions dénotent encore la persistance d’a-priori : « Nous ne sommes pas toujours les bienvenus, mais c’est précisément dans ces cas-là que nous apparaît plus que jamais la nécessité de jouer ce spectacle. Lorsque l’on on voit tous les gens debout à la fin, le poing levé, en criant « longue vie aux pédés », c’est là que cela devient politique ».
La culture queer, hier et aujourd’hui
Certaines figures, artistes ou intellectuels, éclairent et alimentent encore aujourd’hui la culture queer. Mêler art et politique, réflexion et expression, c’est tout le propos de Brice Lagenèbre dans ce spectacle. Il évoque l’oeuvre de Mathias Quéré, auteur de Qui sème le vent récolte la tapette, une histoire des Groupes de libération homosexuels en France de 1974 à 1979 qui fut une source précieuse dans la genèse de la pièce.
Romans, fictions et essais se sont en effet emparés de ces thématiques, avec la parution nombreux ouvrages de référence dans la seconde moitié du XXe siècle. L’essayiste américaine Susan Sontag théorisait en 1964 le « camp » (Notes on « Camp »), concept insaisissable synonyme d’une attitude à la fois irrévérencieuse, théâtrale et provocatrice. C’est avec une distance quelque peu moqueuse, un sens de l’humour et de la dérision que les questions sont abordées. Art de la sublimation, il décrit une manière singulière de poser un regard sur le monde.
« Le camp est une femme qui évolue dans une robe faite de trois millions de plumes. »
Susan Sontag, citation extraite de Notes on « Camp ».
La force du théâtre et de l’art en général c’est de faire naître une réflexion supplémentaire, voire contradictoire par rapport au narratif dominant. Car éclairer le spectateur, c’est en partie lui donner des clés historiques et poétiques qui le pousseront à s’interroger sur la manière dont il souhaite concevoir la réalité collective dans laquelle il évolue. Et le pédé revient pour ce faire là où tout a commencé : sur le pavé.
Le Pédé, compagnie Jeanine Machine, les 4 et 5 juillet 2024. Gratuit. Durée : 2h15
18:00 > 20:15
Départ du parvis Philippe Pascal (cour de la Salle de la Cité), 10 rue Saint-Louis, Rennes
Pour aller plus loin :
Série de podcasts « LGBTQ+, une histoire queer »
Série de podcasts « Pédés : réinventer le monde »
Article Le FHAR, origines et illustrations
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