Etre peintre pendant la Révolution française ne devait pas être une sinécure. Frantz Duchazeau nous trace le portrait de l’un d’entre eux qui essaie avec son épée, mais surtout son pinceau, de peindre la beauté d’un monde violent.
Connaissez-vous Lazare Bruandet ? Si on ajoute qu’il était peintre ? Qu’il vivait à la fin du XVIIIe siècle ? Toujours pas ? Ce n’est pas grave. Ils ne sont pas nombreux à le connaître et il fallait la curiosité de Frantz Duchazeau pour le sortir de l’anonymat. Ce peintre décédé en 1804 présente un double avantage pour le dessinateur : sa biographie est pleine de vides faciles à combler pour un esprit créatif et il vit dans cette deuxième partie du siècle de la Révolution française que Duchazeau a déjà dessiné avec son remarquable Mozart à Paris.
Et Paris nous y sommes de suite en janvier 1793 avec une pleine page terrifiante : la silhouette magnifiquement menaçante de la guillotine. Louis XVI vient de perdre la tête et Bruandet, violent, alcoolique, au visage peu sympathique tue accidentellement son épouse, après avoir quitté sa maîtresse. Aidé par son ami Jean Duplessis-Bertaux, compère également de Fragonard, il quitte la capitale pour la province et la forêt de Fontainebleau.
Cette fuite est le début d’aventures multiples qui a l’avantage de nous faire découvrir d’abord l’atmosphère irrespirable de cette période de Terreur, à la fois dans les rues magnifiquement évoquées de Paris et dans cette province, même proche, souvent ignorée des historiens. Duchazeau prend un peu le contrepied des narrations habituelles d’une révolution joyeuse, harmonieuse, tendue vers le Bien.
« Plutôt un roi que mourir de faim » crie une femme du peuple. « C’est qu’il faut qu’aucune infamie ne manque à la Révolution » déclame Bertaux. L’album ne marche pas dans les pas du politiquement correct et Bruandet lui-même n’apparaît pas comme un héros. Violent, assassin, féminicide, il préfère à toutes ses maîtresses la peinture, dont il pressent qu’elle peut être autre chose que la peinture d’histoire.
Avant l’invention des tubes de couleurs, il peint sur le motif de magnifiques paysages. Ces arbres dessinés par Duchazeau, au feuillage dense, aux nuances multiples de vert annoncent l’école de Barbizon de Daubigny, Millet et Diaz de la Pena. On devine que le dessinateur de BD, qui ne montre ou ne suggère aucune toile de Bruandet, prend la place du peintre irascible, heureux de poser à côté de lui ses couleurs.
Ce n’est pourtant pas une page de l’histoire de l’art qui est proposée au lecteur, car Bruandet possède toutes les caractéristiques du mauvais garçon susceptible de s’attirer les ennuis, de tomber amoureux, de batailler ferme avec des milices qui se disent révolutionnaires. On boit, on peint, on hurle, on aime à chaque page et la BD se lit alors comme un roman de cape et d’épée. Derrière le visage tourmenté, révulsé, halluciné de Bruandet, se cache aussi un passé personnel lourd, traumatisant, annonciateur de crises de rage et de violence.
Le dessin de Duchazeau est magnifique. Capable avec un minimum de moyens de rendre audible le silence d’une pose d’un modèle qui se dévêt, il peut avec un foisonnement de griffes noires transformer un paysage bucolique en décor de drames orageux ou dans des scènes équestres remarquables donner à ses cases une vivacité cinématographique. Les trognes des personnages secondaires, moines, bandits, miliciens, aubergiste, sont à la fois ébauchés et justes. Cette variété graphique traduit à merveille la richesse du scénario ou se mêlent l’Histoire, la doute qui accompagne la création artistique, les traumatismes de l’enfance. Le créateur nous offre ainsi une BD complexe, où alternent des graphismes différents, des épisodes romanesques morcelés mais cohérents, et dévoile surtout un artiste aux mille tourments, désagrégé par son époque et halluciné par sa volonté créatrice. Des thèmes totalement transposables à notre présent. Et probablement à notre futur.