Dernier en date des héros de BD à subir un recadrage, Ric Hochet, le célèbre journaliste-déctective. Bien qu’ayant débuté sa carrière en 1958, le héros est bon pied bon oeil et malgré le titre de cet album, R.I.P Ric, il semble bien parti pour reprendre du service pendant plusieurs années encore.
Le vieillissement des personnages de bandes dessinées est parfois problématique. Le lecteur, devant des personnages parfois septuagénaires dont l’apparence physique ne change pas mais dont les péripéties se déroulent dans des sociétés marquées par le passage du temps, est prié de suspendre temporairement son incrédulité, comme on dit en anglais. Dans le domaine franco-belge, des décisions relatives au problème ont cependant été prises il y a déjà quelque temps. Dernier en date à subir un recadrage, Ric Hochet s’en sort plutôt bien.
Le célèbre journaliste-détective du journal La Rafale commence sa carrière en 1958 dans de courtes histoires. Le premier album de la série sort en 1964 aux éditions du Lombard. Aux commandes se trouvent Duchâteau et Tibet. S’il est vrai que de 1958 à 1964, Ric Hochet vieillit, son âge se stabilise à 28 ans à dater de la parution en recueils. Il en va de même des autres personnages récurrents de la série, d’âges respectifs différents mais dont les aventures, jusqu’à l’année 2010, se déploient dans un monde collant de près à l’actualité.
Une orientation différente, entre-temps, a été donnée à d’autres célèbres titres en ligne claire : les aventures de Blake et Mortimer, comme celles de Lefranc, se cantonnent à la guerre froide. On peut évidemment y voir un souci de réalisme ; l’important reste la cohérence des œuvres. (Beaucoup de comics anglo-saxons ne font pas vieillir leurs héros mais n’en proposent pas moins des aventures convaincantes.) Il se peut également que la guerre froide, les Trente Glorieuses, soient à découvrir ou redécouvrir pour leur richesse historique et atmosphérique.
Lorsque le dessinateur Tibet meurt en 2010, la saga Ric Hochet est brutalement interrompue au beau milieu du 78e album alors en cours de réalisation, À la poursuite du griffon d’or. Cette aventure sera publiée en l’état, à la manière de Tintin et l’Alph-Art. Mai 2015 voit la sortie d’un nouvel album, R.I.P., Ric ! conçu par le scénariste Zidrou (L’Élève Ducobu, Les Crannibales) et le dessinateur Simon Van Liemt (Incantations, Poker). L’action se déroule durant le joli mois de mai 1968. Ric se trouve à nouveau confronté à un vieil adversaire, le Caméléon. Il s’agit d’un ennemi récurrent mais surtout du premier adversaire récurrent de la série, un peu comme si Zidrou et Van Liemt voulaient donner à celle-ci un nouveau départ. (D’ailleurs, la numérotation repart à 1 et la collection s’intitule officiellement Les Nouvelles Enquêtes de Ric Hochet.) Avec le retour du Caméléon, auteur d’un plan machiavélique (comme on s’en doute), revient la thématique du double, déjà abordée dans des albums précédents. Tout l’art des auteurs, par rapport à cet opus comme à l’ensemble de la série, consiste à faire du neuf avec du vieux. Cela ne semble pas très original et il est vrai que dans le domaine de la bande dessinée franco-belge, on (c’est-à-dire les lecteurs) redoute en général les passations de flambeau mais un pratiquant assidu de comics (j’en suis un) ne se laissera pas impressionner pour autant ! Il est en effet très simple, aujourd’hui, de s’apercevoir par exemple qu’entre le style de Bob Kane, celui de Neal Adams et celui de Tim Sale, Batman, personnage créé en 1939, n’est pas du tout traité de la même manière, ce qui ne disqualifie en rien l’éclairage que chacun de ces artistes, et beaucoup d’autres, apporte au Chevalier Sombre. Ce phénomène, outre-Atlantique, est incessant. La différence avec l’Europe tient au rythme de production et au statut de l’œuvre publiée. (Il est vrai aussi que les Américains produisent de plus en plus de graphic novels à proprement parler, parallèlement aux comics ; en cela, ils s’inspirent – avec respect – de la tradition franco-belge.)
Zidrou et Van Liemt s’acquittent très honorablement de l’intimidante tâche qui consiste à reprendre une bande dessinée policière à l’exceptionnelle longévité. Ils évitent en effet le piège qui consisterait à aplanir certains traits des personnages, jugés trop saillants, ou à moderniser indûment ceux-ci sous prétexte que de l’eau a coulé sous les ponts depuis les années soixante. Leur démarche est inverse : plutôt qu’essayer de séduire le lectorat (jeune et moins jeune) malgré des particularismes (des gimmicks, si l’on veut), il est plus intéressant (et plus stimulant) de le séduire grâce à ces particularismes. Non pas que les auteurs copient servilement Tibet et Duchâteau. Hormis le choix de situer leur aventure en 1968, l’exposition assumée de ce qui pouvait sembler inamovible (pour ne pas dire irréaliste) dans la série leur permet en fait d’opérer une complexification subtile des protagonistes. Que faire d’une identité fondée sur un jeu de mots ? Pourquoi Ric s’habille-t-il toujours de la même manière ? Et s’est-il déjà habillé autrement, au fait ? Le commissaire Bourdon, parangon de justice, traîne-t-il des casseroles ? Quelle est au juste la sexualité de Nadine, la petite amie de Ric, et de Ric lui-même ?
L’année 1968 est bien reconstituée, sans ostentation d’éléments spécifiques (par exemple des scènes d’émeutes) mais davantage dans la fluidité, dans la recréation du climat mental de cette époque. Fluides, également, sont la narration et les dialogues. Le thème du double, évoqué plus haut, permet de maintenir une tension féconde illustrée avec élégance. Ric Hochet est abordé un peu comme Superman, en définitive : si l’Homme d’Acier, malgré sa puissance, ne rechigne jamais à sauver un chat coincé dans un arbre, nous voyons que Ric Hochet est de la même eau lorsque, toute légende vivante du journalisme qu’il soit, il n’hésite pas à se glisser sur la corniche élevée d’un immeuble pour récupérer le modèle réduit d’avion qu’un gamin y a laissé se coincer accidentellement. Malgré la tonalité assez sombre de l’histoire, ce n’est pas tant un boy-scoutisme caricatural qui triomphe du mal, de la rancœur, qu’une caritas tour à tour bon enfant, gentiment irrévérencieuse, foncièrement inaltérable. Peut-être parce qu’aujourd’hui, nous en aurions bien besoin.
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