Quel est-il, ce nouveau livre d’Anne Akrich ? Un essai ? L’ébauche d’un roman ou d’un récit ? Une autobiographie ? Un pamphlet ? Un message militant ? Rien de tout cela en particulier. Ou plutôt tout cela en même temps, et, empruntant à Roland Barthes, notre écrivaine nous sert ces « fragments d’un discours belliqueux » lancés par une féministe qui balance entre indulgence et exigence, au milieu de la tempête « MeToo », dans une guerre des deux genres qui devra bien céder la place à « un nouveau régime de vivre-ensemble » selon cette sage essayiste.
Voilà donc une militante de la cause des femmes qui nous parle d’elle et de son livre avec véhémence et vigilance : « C’est l’histoire d’une femme animée par la rage, qui demande réparation pour son sexe, et cherche à se sauver. […] Difficile de croire qu’il est encore possible de négocier un rapport heureux entre la différence et l’égalité. Tout se règle désormais sur le mode du conflit. La vie sexuelle et sentimentale est devenue un champ de bataille. […] Une zone de guerre. C’est la France des années 2020. »
Écoutons les mots d’Anne Akrich qui va se battre, stylo entre les dents : « Je crois aux livres. […] Et maintenant que nous nous sommes emparé de la plume, qui pourra nous arrêter ? » Elle aura, dans son ardeur, la sagesse de se tenir toujours à distance de l’extrémisme ravageur et sans nuances de mouvements radicaux – dits « néo-féministes » – clouant au pilori les moindres gestes et paroles de tout individu portant barbe et cravate.
Dominants versus dominées, tel est donc l’état des lieux, sociologique et sexuel – oserons-nous dire sentimental ? – qui dessinerait à gros traits le paysage et la mentalité binaire de nos sociétés occidentales furieusement inégalitaires depuis des lustres. Et elles sont légions, ces phrases qui ont condamné, rabaissé, enterré la gent féminine, prononcées par les plus fameux hommes d’État. Napoléon, le petit en l’occurrence, éreintait les femmes plus encore qu’il ne les étreignait : « Les femmes sont l’âme de toutes les intrigues ; on devrait les reléguer dans leur ménage ; les salons du gouvernement devraient leur être fermés. »
Anne Akrich ouvre son livre d’un ton aussi véhément que désespéré. Il faut dire qu’elle avait bien des raisons d’enrager dès l’enfance, à Tahiti où elle a grandi entre un père tunisien et juif et une mère polynésienne et catholique, une parentèle mêlée propre à instiller bienveillance et équilibre. Un jour, un oncle joue avec elle aux côtés de sa petite sœur, qu’il agresse sexuellement. Les parents explosent de colère : « Le cri de ma mère, les cris de mon père, Je vais le tuer, et le silence. Tonton, le nom grotesque qu’on donne aux oncles à Tahiti. – Tonton m’a violée. » La petite Anne est marquée à jamais par le viol de sa sœur cadette : « Au milieu de cet éternel été, j’ai contracté un invincible hiver. » La lourdeur de la culpabilité pèsera alors sur Anne et ne la quittera plus jamais : « Ç’aurait dû être moi » se dira-t-elle inlassablement. Et la honte s’emparera d’elle, d’abord, de la famille entière, ensuite. « Voilà ce qu’un viol incestueux fait à l’ensemble d’un clan. Il l’atomise par le silence. On a honte, on se tait. » C’est « l’assomption définitive du silence, son triomphe » et le premier chapitre d’un livre qui dévoilera, dans les brèves et fortes pages à suivre, la naissance, le développement et les obstacles de la vie amoureuse et sexuelle d’une femme à l’aube de sa vie, celle d’Anne le plus souvent, confrontée et affrontée à la domination et l’autorité du sexe « fort ».
Vont se succéder alors dans ce récit de vies amoureuses tous les aléas d’une relation de couple, celle où la défloration peut prendre les allures d’une sanglante déroute physique et psychologique, où le coït et la jouissance simultanée tiennent « des douze travaux d’Hercule ! », où, très tôt, « est requise des femmes une disponibilité sexuelle constante » pour combler des hommes, « véritable petits soldats de leur désir, toujours prêts à satisfaire l’impératif catégorique de leur bite. »
Avant, pendant et après l’acte, la femme pourra entendre toutes les variantes et dérives du vocabulaire de la langue de l’amour, terrain sémantique « où l’on apprend que les femmes viennent de la république de l’humilité et les hommes de l’empire où l’on peut proclamer n’importe quoi, n’importe quand et sur n’importe quel ton », où il s’avèrera qu’une femme ne dira jamais, sauf avec un brin de honte, « j’aime baiser » mais confessera seulement qu’« il lui arrive d’être voluptueuse », que l’homme ne dira jamais humblement « pardon » mais plus sordidement « tu m’emmerdes », qu’il ne lui avouera pas avec la délicatesse attendue « tu m’as tant manqué » mais assènera avec aplomb et prétention « je savais que tu m’attendais ». La suffisance masculine face à l’humilité féminine n’est pas loin de ressembler alors à de l’humiliation. Ainsi « la haine de soi se propage par le sexe. »
Et les mots du mâle bien dans sa tête et dans ses convictions sont sans limites : « Non mais moi je sais ce que je veux, ce que je vaux, qui je suis, où j’en suis, où je vais. » Bref, les hommes « ont résolu tous les mystères de l’humanité. » Alors pas question pour ces séducteurs, jamais « très futés quand il s’agit d’analyser les données », de s’interroger sur leur égocentrisme vital, viral et prédateur qui fait de la femme une conquête par nature consentante, raison classique et réponse réflexe de tout accusé à toute dénonciation de toute accusatrice.
Tout se mêle et s’emmêle après le séisme du corps et le naufrage émotionnel de la femme agressée et noyée dans la confusion des sentiments qu’Anne Akrich dénomme la « zone grise » où la victime, perdue et désemparée après l’épreuve de l’animalité physique et de la brutalité psychique, vit un espace-temps où elle doit faire la différence « entre séduction, lourdeur, harcèlement, viol, comportement déplacé, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie », doit se défendre sans faiblesse pour prouver sa bonne foi et son non-consentement et ne pas s’entendre dire : « ce n’est pas vous qui l’auriez excité avec toute cette chair vivante recouverte de tissus et ces hormones de peur que vous dégagez [?] »
L’écrivaine a connu ce moment de flottement et de trouble quand un kiné lui a fait, un jour, un massage très… baladeur. Imaginons l’inverse, nous dit crûment Anne Akrich, « si les hommes risquaient de se faire enculer à tout bout de champ, ils trouveraient un moyen rapide de régler le problème. Ça déconsentirait à toute vitesse… ! Faites peser sur les hommes les mêmes risques que sur les femmes et on démêlera le sac de nœuds du consentement plus vite que prévu. »
Avec un « seuil de tolérance des femmes envers la connerie des hommes […] en train de baisser drastiquement », Anne Akrich, combattante mais toujours bienveillante, elle-même épouse heureuse et mère d’un petit garçon, en est persuadée : les plaques tectoniques des continents féminins et masculins vont inévitablement bouger et se rejoindre même si « certains s’agacent et s’inquiètent du monde que les femmes préparent. » La tâche conciliatrice n’est pas facile quand on sait le sort inégalitaire fait aux femmes depuis la nuit des temps face à des hommes historiquement hégémoniques, quand on sait que « le récit du héros propulsé dans sa chasse au mammouth, une lance à la main, semble toujours plus séduisante que celui d’une femme partie paisiblement cueillir avoine et airelles, un panier sous le bras. » Mais l’un et l’autre sont complémentaires. Et les générations qui arrivent lui redonnent confiance : « Il y a aussi des hommes jeunes prêts à faire leur examen de conscience, à prendre en charge le comportement paisiblement inadmissible de leurs aînés, à l’interroger et à le modifier en profondeur. […] Les hommes se déconstruisent à mesure que les femmes se façonnent une nouvelle place. »
Anne Akrich est femme d’optimisme « parce que si c’est seulement pour tourner autour de la dévastation sans s’amuser, on n’en sortira jamais. » Alors elle nous sert ce beau et vigoureux texte tissé de faits et gestes dramatiques subis par bien des femmes, mais aussi, et Dieu merci, teinté d’humour en de multiples moments de la lecture – « seule manière de dire la vérité sans se faire assassiner » – qui en allège le poids et fait de ce livre de 180 pages un texte aussi jubilatoire que fort.
Notre autrice finit même par brandir le drapeau blanc de la paix des genres entre deux communautés qui s’entrelacent – dans tous les sens du terme ! – « où les choses ne sont pas noires ou blanches. L’ambivalence est le cœur vibrant du monde. » Et « il est nécessaire que par-delà leurs différenciations naturelles hommes et femmes affirment sans équivoque leur fraternité. » C’est Simone de Beauvoir qui l’écrivait, déjà, en 1949, dans un essai qui a fait date, Le Deuxième sexe, un sexe qu’on devrait bien qualifier de « premier » puisqu’il est, depuis Gustave Courbet, L’origine du monde !