Laisser libre cours à la fiction au sujet d’une vérité historique est un exercice difficile. Le lecteur finit souvent par ne plus distinguer le vrai du faux. Dans son nouveau livre Le Silence des rails, Franck Balandier expose l’histoire des « culs roses » sous l’occupation nazie. Son choix de traiter la déportation homosexuelle par le roman se révèle des plus judicieux. Il atteste que l’inconcevable apparaît moins singulier lorsqu’il est transcendé par l’imaginaire.
Il existe à Berlin deux monuments en hommage aux homosexuels persécutés par les nazis. Le premier est une œuvre conceptuelle des plasticiens Danois Elmgreen & Dragset, elle est exposée en face du mémorial de la Shoah, dans un prolongement du parc central Tiergarten. Le second est une plaque de granit rose rappelant le triangle cousu sur les uniformes rayés des « Untermenschen » – « sous-homme », on peut l’observer sur un mur de la station de métro Nollendorfplatz, au cœur du quartier gay de Schöneberg. Car, si la France n’a pas connu de déportation homosexuelle massive, c’est-à-dire proportionnelle à des rafles méthodiques comme ce fut le cas pour d’autres communautés, le IIIe Reich organisa, en revanche, une répression drastique des « indésirables » à partir de son territoire et de ceux qu’il avait annexés.
Le Silence des rails commence à Paris. Nous sommes le 18 novembre 1918 sur un quai de la gare de l’Est. Un enfant naît, orphelin de père et de mère. Papa ne reviendra pas du front et maman l’abandonne là, parmi la foule bigarrée de l’armistice. Son histoire s’achève cinquante ans plus tard, gare de Lyon, à la faveur d’une rencontre dans un train.
Entre les deux, la vie d’Étienne évolue de l’orphelinat au baccalauréat, de petits boulots en incertitudes, elle est aussi faite de rencontres multiples et fugitives qui le conduiront à la brigade des moeurs jusqu’au voyage ultime en fourgon à bestiaux pour homosexualité. Nonobstant le choix du format romanesque, Franck Balandier vise à instruire à l’aide de nombreuses annotations de bas de page. Du Struthof, seul camp nazi sur le territoire français, il donne accès à une riche documentation judicieusement dispensée en ajout du texte. Très vite, l’imaginaire fait une place didactique à l’information objective ; l’effet miroir se précise entre roman et vérité pour, chaque fois que cela est nécessaire, recadrer la fiction dans une exactitude historique douloureuse mais indispensable à connaître dans ce qu’elle représente de plus abjecte.
Les avions toujours. Comment leur dire ? On nous interdit de regarder le ciel. Ou même de lever les yeux. Des fois, il y a des sirènes, plus loin dans la forêt. Et des explosions. Ce sont de toutes petites explosions fatiguées. Elles viennent de trop loin. Les avions passent. Ce sont des oiseaux vulgaires et gras. Des oiseaux aux odeurs d’huile. Qui ne se lavent jamais. Des oiseaux migrateurs négligés. Des voyageurs anonymes. Ils ne savent même pas où ils se rendent. Ils ne savent même pas les détresses de nous au-dessous.
Certains romans se lisent sans surprise, d’autres étonnent sans vraiment convaincre, ceux de Franck Balandier ont ce petit plus affuté comme une arme blanche qui, d’une écriture pâle mais frondeuse, éprouvent le lecteur sans jamais l’agresser. Un style clair en opposition à ceux brunis artificiellement. Une langue en pleine forme, construite en vue de l’épreuve qu’elle raconte. Chacun y entendra hurler le silence derrière un regard embué d’émotions.
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Le Silence de rails Franck Balandier, chez Flammarion, février 2014, 212 pages, 12 €
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(Illustration de bandeau : Vue aérienne de la coupole de la station Nollendorfplatz à Berlin)