Dans Le Syndrome de l’Orangerie, texte hors norme publié aux éditions Flammarion, Grégoire Bouillier nous invite à plonger dans les bassins aux Nymphéas de Claude Monet. Du jamais vu. Du jamais lu.
Il nous a semblé nécessaire de faire précéder notre chronique, comme pour tous les livres « particuliers », d’un Avertissement : ami(e)s lecteurs et lectrices, nous vous encourageons fortement à vous rendre préalablement à toute lecture au musée parisien de l’Orangerie, situé au Jardin des Tuileries. Vous me direz que cela à un coût, qui ajouté à celui du livre, n’est pas anodin. Certes mais Paris est la plus belle ville du monde. Et puis ce que vous allez y voir, ce n’est pas rien. Ce sont deux salles en forme de lunettes (allusion que vous comprendrez plus tard) dans lesquelles sont exposés huit grands tableaux exceptionnels de Claude Monet : Les Nymphéas. Croyez moi cela vaut le détour (et même plus). Mais si vous ne pouvez pas, ou voulez pas (là on a plus du mal à vous suivre) ce n’est pas grave. Plongez vous dans les livres d’art (cela dit ils coûtent souvent plus chers qu’un aller retour Rennes en TGV), sur Internet et regardez, observez, immergez vous dans cette gigantesque étendue d’eau que beaucoup considèrent comme les débuts de l’abstraction. C’est frais, naturel, gai, optimiste et vivifiant. Enfin, c’est la vision de la quasi totalité des visiteurs, des contemplatifs. C’est ainsi pour vous et moi. Mais ce n’est pas la sensation ressentie par Grégoire Bouillier, ou plutôt son double le détective Bmore, de l’agence du même nom. Cette agence vous dit quelque chose? Mais bon sang, mais c’est bien sûr. C’est elle qui dans une enquête de plus de 900 pages, Le cœur ne cède pas (voir chronique), avait investigué sur une femme qui s’était laissée mourir dans son appartement pendant 45 jours. Cela révélait une propension du détective à noircir le tableau. Et justement Bmore se rendant à l’Orangerie (l’histoire ne dit pas les raisons de sa visite : un point à éclaircir) ne va pas voir du bleu, du violet, un horizon inversé, l’aube puis le soleil couchant. Il va y voir la mort, un mort. À peine ressorti, victime d’un malaise, il décide d’enquêter, d’ausculter ces peintures et de chercher les raisons de son mal être, son « syndrome de l’Orangerie ».
« Un peu dingue », me direz vous. Et je n’aurais pas l’outrecuidance de vous démentir. Mais les lecteurs de Bmore savent depuis l’enquête précédente qu’avec Bouillier rien n’est impossible. Alors il va « zoomer » et « zoomer » encore sur ces peintures obsessionnelles de Monet et partir sur des pistes étonnantes que seul son cerveau unique au monde (heureusement, a-t-on envie d’ajouter) va nous révéler. Pour ne pas vous perdre en route en multiples digressions et parenthèses (vous comprenez maintenant le bien fondé de celles de ce texte ?) nous vous mettons dans le désordre (il ne faut quand même pas tout vous dévoiler !) les raisons d’être des quatre cents tableaux des Nymphéas peints par l’artiste. Ils sont en fait la conséquence de la disparition de la mère de Monet, de la perte de sa vue, des millions de morts de la guerre 14-18, du décès de son fils Jean, de son renoncement à l’amour charnel, de la lecture intégrale de Poe. Nous arrêtons là, mais avouons que ces élucubrations apparentes, jamais évoquées dans aucun livre d’histoire de l’art ébranlent nos certitudes d’esthète cultivé (il faut dire les choses parfois !). Nous devons nous avouer bluffés par les démonstrations dévoilées, que l’on peut qualifier parfois de « tirées par les cheveux », même si pour avoir rencontré Grégoire Bouillier, nous devons préciser qu’il n’a guère d’épaisse tignasse sur la tête. On peut appeler cela l’esprit d’escalier ou le gout de trouver des connivences dans les détails les plus ténus. On peut. Mais on peut aussi qualifier ces raisonnements de talent du romancier qui mélange habilement réalité et fiction.
Nous assistons en 420 pages (un petit livre enfin comme probablement demandé par son éditeur, c’est plus facile à vendre qu’un pavé de 900 pages) à une démonstration d’érudition, d’intelligence hors norme, mais aussi à un plaisir inégalé de lecture tant l’esprit de Bouillier nous entraîne dans les profondeurs boueuses des eaux de Giverny et nous fait percevoir la lumière. Rarement un peintre et son oeuvre auront fait l’objet d’une telle analyse contredisant ce que Bmore écrit au début de son rapport : « (…), on ne regarde pas la peinture, on cherche à voir le chef d’oeuvre. (…). On tente de faire le lien et on s’évertue à comprendre le comment du pourquoi ». À peine dénoncé, à peine renoncé. Car c’est bien ce « comment » que va tenter de trouver Bmore-Bouillier en creusant dans la vie de Monet, en se rendant à Giverny trois jours après une visite à Auschwitz-Birkenau (vous voyez le rapport ?), en observant les photos du peintre, en épluchant sa bibliothèque, en imaginant le sous sol au pied d’un hêtre.
Conscience, inconscience, Freud n’était pas encore passé par là, alors Bouillier a pris le relais du docteur viennois et il nous emmène dans une balade vertigineuse où sont mis en miroir des faits, des images a priori sans aucun rapport aux yeux des communs des mortels. Mortel Bouillier l’est sans doute, mais commun, certainement pas. Pour notre plus grand plaisir. Et notre plus grande fatigue car nous ressortons du livre, et de l’Orangerie, complètement usé, fatigué, transformé dans notre relation à ces 200 M2 de toiles, dans notre lien à la peinture, dans notre correspondance au réel car bien entendu il ya une cerise sur le gâteau. Qui dit enquête, dit résolution d’une énigme. Et là croyez moi, vous n’allez pas être déçus. Vous en restez cois. De quoi être submergés. Dans les eaux des bassins bien entendu.
Vous comprenez maintenant (enfin on l’espère). Comme écrit dès le départ, il vous faut faire le voyage parisien. Rendez-vous à l’Orangerie (entrée 12,50€. Fermeture le mardi) après ou avant d’avoir acheté le livre (22€). Ce sont deux voyages inoubliables. Pour des tarifs finalement modiques.