En narrant la création de la sculpture de Rodin, Les Bourgeois de Calais, Michel Bernard rend un magnifique hommage à son commanditaire, le maire de la commune, Omer Dewavrin. Une histoire d’amitié, de génie et de ténacité.
Calais ne fut pas toujours un camp illégal de transit pour migrants, le départ du tunnel pour traverser la Manche, ou un club de foot finaliste de la coupe de France. Calais fut souvent associée, des décennies durant, à une oeuvre sculptée majeure, immortalisée par un timbre postal : le bronze « Les Bourgeois de Calais » de Rodin.
Six personnages en souffrance, conduit par Eustache de Saint Pierre, se livrent, au début de la guerre de Cent Ans, au roi d’Angleterre à l’issue d’un long siège, pour que soient épargnés leurs concitoyens et leur ville : oeuvre monumentale, mondialement connue, reproduite douze fois dans le monde entier de New-York à Séoul en passant par Londres ou Bâle.
On sait que cette sculpture est l’oeuvre de Rodin, homme âgé alors de quarante-quatre ans, dont le nom commence de plus en plus à émerger au firmament des arts. Décrié par les partisans de la tradition antique, imprégné de son maître et prédécesseur le « père Rude », il impose une nouvelle vision de la sculpture, donnant vie et parole à des personnages qui bougent et agissent comme dans la vraie vie.
Rodin est connu, bientôt reconnu. Beaucoup moins est le commanditaire de l’oeuvre à l’approche du centenaire de la Révolution Française, le maire Omer Dewavrin, notaire, notable établi, qui va, sous le charme du futur amant de Camille Claudel, devenir un partisan d’une statue hors norme tant en la forme, horizontale, que sur le fond, six personnages en souffrance et non six personnages héroïques.
Michel Bernard nous avait séduit avec son ouvrage Deux remords de Claude Monet dans lequel l’écrivain, en s’éloignant d’une biographie traditionnelle, réussissait à nous faire pénétrer l’univers intime du peintre impressionniste obnubilé par son chevalet et ses tubes de peinture. S’appuyant cette fois-ci sur la correspondance entre l’élu et l’artiste, l’écrivain nous raconte la naissance puis l’épanouissement d’une belle amitié qui n’est pas sans rappeler celle entre Clémenceau et le peintre de Giverny.
C’est le maire qui tient ici le rôle essentiel, un homme bon, modeste, qui ne sait lui même, formé à la culture classique, ce qui le séduit dans une oeuvre contraire a priori à ses goûts premiers et qui comprend à demi-mots le génie de cette silhouette lourde, massive, à la barbe fleurie si proche de l’allure générale de Claude Monet.
Subjugué en regardant les visages de ces hommes effarouchés devant la mort, il comprend comme Monet que : « (…) ce regard qui dépassait l’existence humaine et sondait le passé et l’avenir, l’infini, n’était que l’empreinte des pouces de Rodin dans de la craie mouillée ». Le notaire est, avec l’immense sculpture, le sujet véritable du livre. Il donne plus qu’il ne reçoit de Rodin, mais cette oeuvre en création, il la sent presque comme sienne.
Sans Gertrude Stein, l’oeuvre de Picasso se serait quand même diffusée à travers le monde, mais avec du retard et des difficultés plus grandes. Sans Omer Dewavrin, Les Bourgeois, seraient restés dissimulés dans les mains qui « avaient la foi » d’Auguste Rodin. Il faudra donc dix ans pour que la statue soit enfin inaugurée en 1895.
Les tergiversations répétées et fréquentes de Rodin ne sont pas étrangères à ces retards successifs, mais l’opposition des élus, l’ambiance conformiste dominante, les luttes politiques, une crise financière et une épidémie de choléra témoignent de la difficulté de concrétiser une oeuvre artistique en avance sur son temps. Ces tergiversations, hésitations nous rappellent les cris effarouchés devant l’installation des colonnes de Buren, devant la pyramide du Louvre de Pey.
Comme le déclare Rodin, « Rien de grand ne s’était jamais élevé sans créer la surprise ». L’écrivain, qui ne saurait oublier Monet, comme une figure parallèle indispensable, par la grâce de ses mots, de son style brillant et lisse comme le bronze mille fois poli des corps de Rodin, rend ainsi grâce à la difficulté de créer, mais aussi hommage aux femmes et hommes indispensables passeurs des génies. Heureusement Omer Dewavrin vit toujours. Son buste a été sculpté par Rodin en 1885.