Rentrée littéraire. Les Enfants endormis mais un passé réveillé par Anthony Passeron

Anthony Passeron nous invite dans ce premier roman de filiation, Les Enfants endormis, à nous souvenir de l’apparition du sida, véritable bombe familiale et sociétale. Un récit intime, juste et touchant au cœur du déni et de la solitude des malades rejetés de tous.

Deux images. Deux images pour marquer la fin d’un monde : des mouches et des enfants. Des mouches, grosses et noires, ont envahi l’étal d’une boucherie ancestrale. Elles ont gagné le combat contre le rouge de la viande. Elles occupent désormais tout l’espace. La boucherie va fermer. Des enfants sont allongés dans les rues, endormis, inertes, livides. Ils ont sur les bras des traces de piqures, parfois une seringue est posée à côté de leur corps. Beaucoup ne vont jamais se réveiller. C’est le début des années 80, dans une bourgade de l’arrière-pays niçois. Des modes de vie inchangés depuis des siècles vont exploser en quelques années sous les effets de l’héroïne qui est arrivée en masse sur la Côte d’Azur, et de son corollaire le sida.

Cette transition, Anthony Passeron, né en 1983, va la vivre de l’intérieur. La boucherie c’est celle de son arrière-grand-père, de son grand-père, de son père. Le sida c’est celui de son oncle Désiré, le frère ainé de son père. Quarante ans plus tard, l’auteur décide d’interroger le passé familial, de comprendre ce qu’il n’avait pas voulu voir, enfant de moins de 10 ans. Il y a des photos, ces fameuses photos aux couleurs délavées qui disent tout et qui ne disent rien. il y a ces films Super 8 muets et si parlants. Et il y a quelques phrases au détour d’une question banale, des phrases aussitôt ravalées au rayon des souvenirs, des phrases comme celle-ci prononcée par son père : le plus long voyage accompli ? Amsterdam, « pour aller chercher ce gros con de Désiré ».

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Anthony Passeron

Derrière la colère contenue dans la réponse, se cache le mystère, celui de l’ainé, adulé, adoré, promis à une belle réussite scolaire, à une solide carrière professionnelle chez le notaire local. Mais il y a ce fameux voyage à Amsterdam, une évasion dans la vie réglée et répétée de la bourgade où la famille jouit du prestige d’un commerce prospère et ancien. Une bouffée d’air pur mais aussi la connaissance de la jeune Maya, à peine 16 ans, « un peu hippie sur des photos de cette époque», et l’apprentissage de paradis artificiels, de sommets plus hauts à gravir que ceux des montagnes alpestres. Ces sommets on se les partage, on se les fait découvrir, on se les transmet de seringue en seringue. Jusqu’au jour où la pierre sommitale dévale la pente et entraine avec elle tous ces jeunes qui voulaient un autre monde.

C’est cette double explosion que raconte magistralement Anthony Passeron, explosion d’une famille, explosion d’un mode de vie, deux univers intimes et publics qui vont se côtoyer sous la forme du déni. La mère de Désiré va presque jusqu’à la mort de son fils nier l’existence de la maladie, construisant autour du corps défaillant de multiples remparts de protection, rejetant les preuves formelles les plus évidentes. Dans un parallèle saisissant que fait surgir l’alternance de chapitres familiaux et de chapitres consacrés à l’apparition du Sida et à ses suites scientifiques, l’écrivain montre comment la maladie sera, elle aussi, des années durant, niée y compris par la majorité de la communauté scientifique. Celle-ci ne verra longtemps dans le VIH que les conséquences d’une homosexualité débridée, peu susceptible de toucher la grande majorité de la population, jusqu’à ce que les cas se multiplient notamment chez des patients transfusés.

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Sans jugement, Anthony Passeron trouve les mots justes pour raconter le désarroi puis la chute et l’éclatement d’une famille. La solitude des malades devenus parias, y compris dans les hôpitaux où nombreux sont ceux qui ne veulent pas prodiguer les soins nécessaires. Sans pathos, le neveu de Désiré décrit l’aveuglement, puis le soutien sans faille d’une grand-mère à l’encontre de sa petite fille, née de deux parents décédés du sida et qui perdra la vie, elle aussi. Il décrit les errements, les compromissions, les faiblesses de chercheurs, de chercheuses mais aussi l’extrême force, résistance de quelques un(e)s d’entre eux(elles) qui par leur ténacité et leur courage vont probablement sauver des milliers de vies humaines. Le récit sociologique rejoint alors celui de l’intime dans un parallèle éclairant.

« Roman » est mentionné sur la couverture, mais les photos familiales démontrent combien cet ouvrage tire sa force de la réalité de vies détruites, de vies sauvées. Quand la drogue anéantit des êtres, d’autres hommes et femmes luttent pour les aider à survivre. Ce livre, raconté sur le fil du rasoir de l’émotion et de l’intimité, dit ce que l’Homme peut de pire. Et ce qu’il peut de mieux.

Les Enfants endormis d’ Anthony Passeron. Éditions Globe. 280 pages. 20€. Parution le 25 Aout 2022.

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Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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