Dans le film les Innocentes, Anne Fontaine montre le viol comme arme de guerre. Le procédé n’est (hélas) pas nouveau. On sait moins qu’il fut pratiqué en Pologne par les troupes communistes soviétiques lors de la défaite allemande. Y compris dans les couvents. Avec pour conséquences des grossesses indicibles. Une jeune interne de la Croix-Rouge va leur venir en aide. Presque à son corps défendant. Cette histoire vraie inspire le nouveau film d’Anne Fontaine.
Pologne, décembre 1945. Première scène : des voix célestes résonnent sous la voûte d’une chapelle de couvent. Un cri déchirant rompt la spiritualité de la cérémonie. Les religieuses, à peine troublées, continuent de chanter. L’une d’elles va s’échapper pour tenter de trouver un médecin. Il faut qu’il ne soit ni Polonais ni Russe — on comprendra pourquoi. Elle fait le forcing auprès de Mathilde Beaulieu, chargée de soigner les rescapés français. Interprété (admirablement) par Lou de Laâge : ce rôle est inspiré de Madeleine Pauliac, médecin hospitalier à Paris, engagée dans la résistance, envoyée d’abord à Moscou pour diriger la mission française de rapatriement, puis à Varsovie (la brève et courageuse vie de cette femme d’exception a été révélée par son neveu, Philippe Maynial)
D’abord réticente, Mathilde accepte finalement de la suivre dans son couvent où trente Bénédictines vivent coupées du monde. Elle découvre que vingt-cinq d’entre elles, violées par des soldats soviétiques, sont sur le point d’accoucher.
Leur mère supérieure refuse toute intervention extérieure. Mais peu à peu, se nouent entre Mathilde, athée et rationaliste, et ces religieuses, attachées aux règles de leur vocation, des relations complexes que le danger, la clandestinité des soins et de nouveaux drames vont aiguiser. Car Mathilde elle-même évite de peu un viol collectif par les soldats russes – montrés décidément sous un aspect peu flatteur, mais c’est « pravda » (la vérité).
Visiblement très habitée par son sujet, la réalisatrice Anne Fontaine avoue ne « pas pouvoir se lancer dans un projet sans se sentir concernée ». La proposition des producteurs, les frères Altmayer l’a happée. Déjà rôdée aux questions religieuses (deux de ses tantes étaient religieuses) elle a complété son approche en effectuant deux retraites dans une communauté bénédictine. La difficulté était « de tourner dans un pays dont on ne parle pas la langue ». À part sa fidèle chef opératrice (Caroline Champetier), son ingénieur du son et deux comédiens, tout le reste de l’équipe était polonais. Mais « le fait de ne pas comprendre la langue oblige à faire confiance aux gens. Avec les Polonais, on n’est pas déçus, ils sont formidables ». Les acteurs, notamment. Et de rendre un hommage appuyé à Agata Kulesza, poignante mère abbesse : « Je l’avais trouvée remarquable dans IDA, mais elle n’a que 42 ans, alors j’ai hésité au moment du casting. Dès qu’elle a enfilé le voile et pris un air austère, j’ai été bluffée par son intériorité et sa dimension de tragédienne grecque ».
Idem pour Agata Buzek (fine, diaphane et sublime comme Cate Blanchett) qui joue Maria, « un personnage assez révolutionnaire qui prend, elle aussi, beaucoup de risques en acceptant la venue de Mathilde et transgresse ainsi les règles de son ordre. La transgression est un thème qui m’a toujours intéressée. Au fond, d’une manière plus stylisée, ce film est dans la prolongation des sujets que j’ai traités, qu’il s’agisse d’Entre ses mains ou de Nettoyage à sec ».
Anne Fontaine avait repéré Lou Delaâge dans Respire et dans Jappeloup. C’est la première fois que la comédienne joue une adulte, « une expérience très forte pour elle » — on n’en doute pas quand on la voit dans la scène d’accouchement impromptu ! Son cran et sa grâce, autant que sa part de mystère, apportent un contrepoint à ce gynécée improbable. Le couple informel qu’elle forme avec Samuel, le médecin joué par Vincent Macaigne, ajoute à l’absence de conformisme de son personnage. « C’est toujours payant de partir d’un couple qui couche ensemble sans engagement apparent, et dont les sentiments finissent quand même par affleurer à leur insu. J’imagine que pour lutter contre le stress, le personnel médical de ces antennes vivait des histoires semblables. Pascal Bonitzer et moi nous sommes beaucoup amusés à imaginer Samuel : nous pensons qu’il permet au spectateur de décompresser avant de retourner au couvent ». Et puis, c’est une façon de raconter la guerre autrement, car Samuel est juif et sa famille a disparu dans les camps de concentration.
Truffaut l’a dit — et Anne Fontaine le rappelle — « un film, c’est 75 % le choix des acteurs ». Si les Innocentes sont incarnées de façon magistrale, il n’en reste pas moins que le cadre et la bande-son occupent plus de 25 % du film ! Le tournage s’est déroulé en Pologne, dans un couvent désaffecté que la réalisatrice et la chef op » ont trouvé entre Gdansk et Varsovie : « il ne restait que les voûtes et le cimetière. Les cellules à l’étage étaient détruites, tout était à abandon. L’idée a germé de construire une infirmerie, un réfectoire, une petite chapelle… c’était un pari osé, heureusement soutenu par le curé des lieux. Caroline et moi avons montré à l’équipe polonaise des films assez radicaux, comme Thérèse d’Alain Cavalier, ou Les Anges du péché, de Robert Bresson. Ensemble nous avons choisi chaque banc, chaque chaise ; aucun objet n’a été pris pour “décorer”. Cette sobriété donne un sentiment de sérénité et d’intemporalité… tout comme la musique.
Pour la bande-son, Anne Fontaine a trouvé un conseiller inattendu : Jean-Pierre Longeat, moine bénédictin de l’Abbaye Saint-Martin de Ligugé. À l’issue d’une de ses conférences, elle apprend qu’il est musicien de formation. Alors elle lui a demandé de l’aider dans le choix des chants liturgiques et lui a fait lire les premières versions de son projet. Il a pointé les petites choses qui lui venaient à l’esprit. L’histoire se déroulant en 1945, il fallait nécessairement utiliser des chants grégoriens. Une maquette a été enregistrée à Paris avec des chanteuses professionnelles puis a été envoyée aux comédiennes en Pologne afin qu’elles s’imprègnent de l’état d’esprit du film et qu’elles puissent travailler ces chants. Sur place, un coach musical les a fait répéter. Tellement convaincant qu’un spectateur présent à l’avant-première du film croyait que c’était des vraies bonnes sœurs !
Tellement convaincant qu’un évêque ayant assisté à une projection au Vatican a confessé : «C’est un film thérapeutique pour nous». Les voies du Seigneur sont décidément impénétrables !
Film Les innocentes, Anne Fontaine, 1 h 50, Sortie 10 février 2016
Scénario : Initialement intitulé “Au nom de la mère” les co-scénaristes’Alice Vial et Sabrina B.Karine avaient été sélectionnées par le Groupe Ouest en 2011. Le Groupe Ouest a pour objet de soutenir la création cinématographique en Bretagne dans une démarche de coopération européenne et d’encouragement à l’innovation.
Casting : Lou de Laâge, Vincent Macaigne, Agata Buzek, Agata Kulesza, Joanna Kulig
Production : Mandarin Cinema
Avant-première Les Innocentes : Les Innocentes d’Anne Fontaine avec Lou de Laâge, Vincent Macaigne sera en avant-première le mardi 9 février au cinéma L’Arlequin, 76 rue de Rennes 75006 Paris. La projection aura lieu à 20 h en présence de l’équipe du film.
Anne Fontaine : Elle est née au Luxembourg en 1959. Après une formation de danseuse, elle se tourne vers le métier d’actrice et apparaît dans plusieurs comédies au début des années 1980, notamment P.R.O.F.S., où elle donne la réplique à Patrick Bruel. Elle se lance dans la mise en scène en adaptant pour le théâtre le roman de Louis-Ferdinand Céline Voyage au bout de la nuit (avec Fabrice Luchini). En 1992 Anne Fontaine passe définitivement à la réalisation avec un premier long-métrage, Les Histoires d’amour finissent mal… en général, produit par son mari Philippe Carcassonne. Ce premier film très remarqué est récompensé par le Prix Jean Vigo. Anne Fontaine réalise en 1997 Nettoyage à sec, avec Miou-Miou et Charles Berling, qu’elle retrouvera dans Comment j’ai tué mon père aux côtés de Michel Bouquet. Spécialiste du drame psychologique, elle réalise Nathalie… avec Gérard Depardieu et Emmanuelle Béart, et Entre ses mains avec Benoît Poelvoorde et Isabelle Carré, mais également Coco avant Chanel, dans lequel on retrouve Audrey Tautou. En 2013, Anne Fontaine adapte avec le scénariste Christopher Hampton une nouvelle de Doris Lessing, le perturbant Perfect Mothers, portrait de femmes engagées dans des liaisons passionnelles cachées et croisées, chacune éprise du fils de l’autre. Pour l’occasion, elle dirige Naomi Watts et Robin Wright.