Ses multiples livres et interventions font de Bertrand Vergely un des philosophes les plus en vue d’aujourd’hui. Nourri au meilleur de la pensée de l’Orient chrétien, un lait substantiel qui ressemble à du miel, Bertrand Vergely n’est donc pas un philosophe comme les autres. La densité de sa présence, sa puissance spirituelle, la fermeté de sa pensée, nous convoquent et appellent en nous l’Espérance. On ressent chez lui la nécessité du corps à corps avec la réalité et de ne pas tricher avec les idées. À 58 ans, Bertrand Vergely est loin de nous avoir tout dit et donné. Nous avons voulu en savoir plus sur son parcours intellectuel et spirituel et nous vous proposons quelques jalons glanés lors d’un entretien. Par ailleurs, pour éclairer sa lanterne, le lecteur trouvera à la fin de ce texte un petit mémento de tous les noms cités ainsi qu’un aperçu rédigé par Olivier Clément sur les grandes figures de l’orthodoxie qui ont vécu en France.
Au contact de la fine fleur de l’orthodoxie
« Je suis né à Paris le 27 juillet 1954, mais, en fait, ma naissance commence avant ma naissance quand ma mère, elle a vingt ans, quitte la Suisse en 1945 pour rejoindre Paris parce qu’elle s’ennuie et qu’elle a soif de culture. Mes parents étaient extraordinaires, drôles, droits et courageux. Mon père, Résistant à 18 ans, sportif, journaliste puis assureur. Ma mère, une femme d’exception. Quand elle mourra en 2004, j’écrivis sous forme d’un journal, le récit de l’accompagnement de ses derniers mois, Le Voyage au bout d’une vie (Édit. Bartillat).
Elle avait organisé des conférences où se produisaient des philosophes comme Vladimir Jankélévitch, Maurice Merleau-Ponty, Jean Wahl… Elle tenait même un salon littéraire, tendance « spiritualiste underground », où elle recevait Raymond Abellio, Louis Pauwels mais aussi et surtout des penseurs et théologiens orthodoxes. Elle s’est fait d’ailleurs baptiser en 1958. Je me souviens du Père Sophrony, disciple de Silouane de l’Athos. Avec lui, on ressentait ce qu’était l’intégration du corps et de l’émotionnel, la non-dualité, la nécessité d’articuler mystique et vie quotidienne. Et encore, les Pères Jean Kovalevsky, fondateur de l’Église catholique orthodoxe de France (Ecof), Antoine Bloom, Paul Evdokimov, Vladimir Lossky. Ce monde respirait la profondeur spirituelle, présentait un alliage rare d’intelligence et de foi. »
Une enfance religieuse
« J’ai beaucoup fréquenté l’église orthodoxe russe de la rue Pétel dans le XVe arrondissement. On peut dire que je suis entré en religion à l’âge de six ans. Le ciel s’ouvrait dans sa beauté dès que je priais. Comme si une colombe partait de mon cœur pour aller se loger dans l’infini. Un sentiment ineffable qui m’a donné à jamais la joie! L’enfance demeure la plus grande période spirituelle de ma vie, elle est inscrite viscéralement en moi. Et cette foi d’enfant ne m’a pas jamais quitté. C’est une grande grâce. »
Une jeunesse du côté de la révolution spirituelle
« Je suis au Lycée Louis-le-Grand au moment où éclate Mai 68. J’avais entre autres comme professeur Olivier Clément. Quel sens de l’épopée, un prof absolu ! j’ai reconnu chez certains révoltés un engagement de nature christique, mais sans religion. J’avais l’impression que ce monde était en quête de Dieu… Comme Maurice Clavel et Olivier Clément, mes deux grandes figures à l’époque, je me reconnaissais du côté de la révolution spirituelle permanente.
Ce qui m’est apparu clairement c’est que mon héritage orthodoxe détenait la clé de la vraie révolution. J’étais nourri de la lecture des fameux quatre grands penseurs russes, Boulgakov, Chestov, Florenski, Berdiaeff. Je suivais les cours de l’Institut Saint-Serge. Je baignais à vrai dire dans une période faste, de renouveau théologique, qui retrouvait des Pères de l’Église. Je n’oublie pas les théologiens de l’autre rive, les cardinaux Daniélou et de Lubac, le grand Urs Von Balthazar. Et pour aller plus au-delà, Festugière, Henry Corbin, Massimo Cacciari. J’ai vécu dans ces années-là un moment, il est vrai, d’une richesse intellectuelle inouïe. Et je pense également à mes condisciples, Jean-François Colosimo, Jean-Luc Marion, redécouvrant Denys l’Aréopagite, les maoïstes et cependant clavéliens Guy Lardreau et Christian Jambet, lequel est devenu l’exégète d’Henry Corbin. Nous vivions vraiment un temps de grande soif spirituelle, de vitalité intellectuelle. Il y avait un souffle ! »
Philosophe sans trêve
« Après Normale Sup et l’agrégation de philo, j’ai enseigné à Saint-Dizier pendant dix ans, puis en 1991 en khâgne à Orléans. En 1995, je suis revenu à Paris où j’ai pu donner des cours à l’Institut Saint-Serge et à Sciences Po. Dans la foulée, j’ai publié beaucoup d’opuscules destinés aux lycéens et aux étudiants, dans la collection Les Essentiels des éditions Milan ainsi qu’un essai Pour une école du savoir , (2000. Éd. Milan), pour stigmatiser cette pensée de 68 responsable de la ruine de l’école.
En fait, je confesse que je n’arrête pas, de 7 heures à minuit, je donne des conférences, j’interviens dans les hôpitaux ou dans les facs de médecine, pour faire partager ma réflexion sur la souffrance et la mort (NDLR : en 1997 il publie La souffrance, recherche du sens perdu chez Gallimard et en 2000 La mort interdite, ou le silence de Dieu sur le malheur des hommes. Éd Jean-Claude Lattès) J’ai même participé à des séminaires de managers de grandes entreprises en quête de sens. Cela dit, je n’oublie pas les quatre séminaires fixes en Dordogne au centre d’études et de prière Sainte-Croix auprès du Père Philippe. »
Le sens d’un engagement
« C’est vrai que je me sens pleinement le fils spirituel d’une lignée. J’aime à reprendre ce flambeau, bien que j’aie l’impression de ramer à contre-courant, car la tradition chrétienne s’affaiblit à vue d’œil. Au fond, c’est la solitude qui me frappe dans mon parcours. Aussi, mes livres sont pour le moment des essais imparfaits, sans doute trop écrits en coups de gueule, trop réactifs, contre l’athéisme contemporain qui empêche de penser l’école, la souffrance, la mort, le mal. J’ai pour le moment trop de choses à dire. J’attends d’écrire un livre sobre et serein sur des choses fondamentales. »
« Face à un monde dépourvu de sens, il faut essayer de rendre à l’homme sa destinée! Dans La Foi ou la Nostalgie de l’admirable (Éd. Du Relié, 2002) et Retour à l’émerveillement (Albin-Michel, 2010), j’explique le sens de l’émerveillement, car pour moi il est sidérant d’exister. Et l’expérience libératoire conduit à quitter l’idéal pour se colleter au réel dans le monde puis de savoir remonter à l’idéal. Notre salut se fait avec les autres et pas seulement pour soi. J’ai envie de répondre à la quête fondamentale des hommes, de répondre aux révoltés et aux athées, car je crois en la dignité de la vie humaine et de la vie éternelle et il faut chercher ce qui permet de vivre de façon juste. Je crois, par exemple, qu’il faut dire que le mal est inacceptable, que rien ne justifie certaines horreurs. Face au malheur, il faut avoir le courage intellectuel de se taire, récuser la culpabilité, l’idée qu’on paierait une faute, que le progrès peut acheter l’avenir à sale prix. Non, Dieu ne permet pas le mal. Il est impuissant et pourtant son silence est un amour infini. »
Propos recueillis par Olivier Gissey
Ses derniers ouvrages
Voyage au bout d’une vie, 2004, Bartillat
Le Silence de Dieu, 2006 (Les Presses de la Renaissance
Retour à l’émerveillement, 2010, Albin Michel
Une vie pour se mettre au monde, 2010, Carnets Nord, en coll. avec Marie de Hennezel
Le témoignage orthodoxe en France
(extrait d’une communication donnée à Paris par Olivier Clément)
« L’importance du témoignage orthodoxe en France dépasse de beaucoup l’importance numérique de nos communautés. La première émigration russe, en effet, celle des années 20, a introduit dans ce pays une élite de théologiens et de “philosophes religieux” qui, du reste, parlaient français. La plupart se sont regroupés autour de l’Institut Saint-Serge et de la revue Pout’ (le Chemin) dont le responsable était le philosophe Nicolas Berdiaev. Ils ont pu ainsi faire porter fruit à l’étonnant renouveau intellectuel et spirituel qu’avait connu au début du siècle l’intelligentsia chrétienne de Russie, au carrefour de la tradition hésychaste (par les “onomatodoxes”, en particulier) et d’une modernité représentée surtout par Dostoïevski et Nietzsche. Un Berdiaev a célébré la personne et la liberté, et marqué le mouvement personnaliste français (le groupe et la revue Esprit, puis Leiris et Moré), un Chestov a fécondé la pensée “existentialiste”, notamment celle de Camus. Un Boulgakov a donné au christianisme une dimension cosmique et marqué la théologie d’un père Louis Bouyer et la gnose d’un Henry Corbin. »
« La génération suivante était née au début du siècle, ses représentants avaient souvent achevé leurs études à la Sorbonne. La plupart ont écrit directement en français. Ils ont réalisé une rencontre décisive entre l’hellénisme chrétien et la théologie russe. Celle-ci a pris pleinement conscience de ses racines patristiques et byzantines. Ainsi s’est élaboré, avec un Lossky, un Florovsky, un Krivochéine, une Myrrha Lot-Borodine, le renouveau néo-patristique et néo-palamite. En même temps, Nicolas Afanassieff formulait son ‘.ecclésiologie eucharistique”, point de départ de l’ecclésiologie de communion qui, aujourd’hui, s’est plus ou moins imposée dans la plupart des confessions chrétiennes. Paul Evdokimov a tenté la synthèse de la grande Tradition ainsi retrouvée et des meilleures intuitions des “philosophes religieux”.
« La génération suivante, née en France dans les années 1920-1935 a donné une pléiade de grands théologiens néo-patristiques qui ont renouvelé l’approche orthodoxe du dogme et de l’Église. […] Parallèlement, une vocation semblable s’est éveillée dans les milieux grecs, avec surtout la grande oeuvre catéchétique du père Cyrille Argenti. Sont apparus aussi, et c’est très significatif, des penseurs orthodoxes qui étaient ou sont des Français de souche […] »
Quelques repères sur les noms cités
Vladimir Jankélévitch (1903-1985) Philosophe et musicologue, professeur à la Sorbonne (Traité des Vertus ; La Mort ; Le sérieux de l’intention).
Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) Philosophe, professeur à la Sorbonne et au Collège de France (La structure du comportement ; Phénoménologie de la perception ; Le visible et l’invisible).
Jean Wahl (1888-1974) Philosophe, professeur à la Sorbonne. (Études kierkegaardiennes ; La Pensée de l’existence ; Tableau de la philosophie française).
Raymond Abellio (Georges Soulès) (1907-1986) Polytechnicien, romancier, philosophe gnostique (Les Yeux d’Ézéchiel sont ouverts; La Fosse de Babel ; La structure absolue).
Louis Pauwels (1920-1997) Journaliste, romancier, fondateur de la revue Planète, membre de l’Institut (Le Matin des magiciens, avec Jacques Bergier).
Archimandrite Sophrony (1896-1993) Né à Moscou, il rejoint la France en 1921 et devient quatre ans plus tard moine au Mont Athos. En 1947 il se rend à Paris pour publier la vie et les écrits du starets Silouane et en 1959, fonde en Angleterre une communauté monastique (Starets Silouane, Moine du Mont Athos. La prière, expérience de l’éternité).
Saint Silouane de l’Athos (1866-1938) Né en Russie, moine starets au Mont Athos dès 1892. Ardent ascète, il reçoit la grâce de la prière perpétuelle et celle de voir le Christ. Selon Thomas Merton, il est “le moine le plus authentique du XXe siècle”. Canonisé en 1987.
Mgr Eugraph Kovalevsky (1905-1970) Fondateur en 1936 de l’Église Catholique Orthodoxe de France. Sacré évêque en 1964 sous le titre de Jean de Saint-Denis.
Père Antoine Bloom . Métropolite Antoine de Sourage (1914-) Né à Lausanne, son père était diplomate russe. Études de médecine à Paris. Profession monastique en 1943. Envoyé à Londres en 1949. Métropolite en 1963.
Paul Evdovkimov (1900-1970) Théologien orthodoxe né à Saint-Petersbourg, exilé en 1923 et mort à Paris. Son œuvre a beaucoup développé le thème de la spiritualité chez les laïcs.
Vladimir Lossky (1903-1998) Théologien orthodoxe né à Saint-Petersbourg, exilé en 1922 à Prague puis à Paris (en 1946) où il mourra . Son grand ouvrage est La Théologie mystique de l’Église d’Orient.
Olivier Clément (1921-2009) Théologien laïc et historien. Initialement athée, la rencontre de Berdiaev conduira à sa conversion. Il est le témoin français le plus estimé de l’orthodoxie en Occident. Auteur d’une trentaine d’ouvrages, on citera son autobiographie spirituelle L’Autre Soleil et ses Mémoires d’espérance (2003) mais aussi ses remarquables Entretiens avec Athénagoras et l’Esprit de Soljenitsyne.
Maurice Clavel (1920-1979) Philosophe, “journaliste transcendantal”, romancier, dramaturge. (Le Tiers des étoiles ; Ce que je crois ; Dieu est Dieu)
Serge Boulgakov (1871-1944) Théologien. Lors de la Révolution bolchévique il retrouve la foi chrétienne, prêtre en 1918, expulsé en 1922, s’installe à Paris.
Léon Chestov (1866-1938) Philosophe russe, mort en exil à Paris (Le Pouvoir des Clefs ; Sur la balance de Job ; Athènes et Jérusalem).
Paul Florensky (1882-1937). Biologiste, ingénieur, prêtre et théologien. Interné, puis fusillé par les communistes.
Nicolas Berdiaeff (1874-1948) Philosophe russe, mort en exil en France. Traducteur en français de Jacob Boehme. (La Destinée de l’homme ; L’Esprit de Dostoïevski ; Cinq Méditations sur l’existence)
Jean Daniélou (1905-1974) Prêtre jésuite, cardinal, théologien, membre de l’Académie française, fondateur (avec le P. de Lubac) de la collection “Sources chrétiennes” et l’un des auteurs du renouveau des études patristiques en France (Platonisme et théologie mystique ; Philon d’Alexandrie; Origène).
Henri de Lubac (1896-1991) Prêtre, jésuite, cardinal, théologien, membre de l’Institut (Le drame de l’humanisme athée ; Exégèse médiévale ; La postérité spirituelle de Joachim de Flore).
Hans Urs Von Balthazar (1905-1988) Prêtre, ex-jésuite, cardinal, théologien suisse de langue allemande (La Gloire et la Croix ; Dramatique divine).
R.P. André-Jean Festugière (1898-1982). Prêtre dominicain, philosophe, membre de l’Institut, spécialiste du néo-platonisme, traducteur de Proclus et du corpus hermétique (La révélation d’Hermès Trismégiste).
Henry Corbin (1903-1978). Philosophe et orientaliste. A fait connaître en France l’islam iranien et la gnose chiite en particulier, traducteur de Sohrawardi, d’Ibn Arabi, de Ruzbehan (En islam iranien ; Histoire de la philosophie islamique).
Massimo Cacciari (1944-) Philosophe et homme politique italien, député communiste et maire de Venise (Déclinaisons de l’Europe).
Jean-François Colosimo (1960-) philosophe, théologien et éditeur, chrétien orthodoxe, enseigne à l’institut Saint-Serge (Le silence des anges, Le jour de la colère de Dieu).
Jean-Luc Marion (1946- ) Philosophe, professeur à la Sorbonne, spécialiste de Descartes et de la phénoménologie contemporaine (L’idole et la distance, Étant donné).
Guy Lardreau (1947-) Philosophe, professeur en classes préparatoires (L’Ange ; Le Monde, avec Christian Jambet ; La Véracité)
Christian Jambet (1949- ) Philosophe, professeur en classes préparatoires, islamologue, iranologue, disciple d’Henry Corbin (L’Ange ; Le Monde, avec Guy Lardreau ; La logique des Orientaux ; la grande résurrection d’Alamût).