« Pourquoi devient-on qui l’on est ? » est la question que pose le sous titre de l’essai du sociologue Gérald Bronner. Publié aux éditions Autrement, il remet en perspective des idées majoritaires toutes faites et considérées comme définitives. Passionnant et revigorant.
Il est, dans les médias notamment, une petite musique lancinante, quasi omniprésente, notamment depuis l’attribution du Nobel de littérature à Annie Ernaux : celle des transclasses, ces femmes et ces hommes qui ont su quitter leur univers familial de naissance, pour accéder aux classes sociales supérieures, sans renier leurs origines. Annie Ernaux, Bourdieu, Édouard Louis, Didier Eribon, chantonnent partout cette musique de fond, dont ils sont les porte-paroles.
Gérard Bronner, le sociologue est visiblement un peu lassé de cet environnement sonore unique. On sait son goût pour les pas de côté, aussi décide-t-il dans son ouvrage consacré aux Origines, celles de l’univers mais surtout les nôtres, individuelles, d’écrire une autre partition.
Lui même, issu d’une famille plus que modeste, il n’a jamais eu l’envie de rendre publique son enfance et son milieu social, persuadé que le diktat de la psychanalyse et de la justification politique faisaient de ces antécédents un alibi parfait. Des études prouvent la tendance que tout individu possède en lui pour expliquer ses défauts par une cause extérieure : Adam et Eve sont la cause des errements de l’humanité. Mes parents, leur milieu social sont responsables de mes faiblesses et de mes manquements. Par contre, mes qualités je ne les dois qu’à moi même. Cet alibi est parfait, car doublement valorisant : j’ai réussi à sortir de ma classe sans la renier. Double source d’admiration et de satisfaction. Bronner appelle cette tentation aisée, le « dolorisme », auquel il accorde de nombreuses pages passionnantes qui lui permettent de régler, avec tact et talent, ses comptes avec les défenseurs de la pensée dominante de la honte sociale.
Il serait absurde de nier l’importance de nos origines sociales et de considérer comme sans importance les travaux de Bourdieu. Par contre, ce que Bronner remet en cause, c’est le principe d’unicité de cette cause et de ce déterminisme qui ne prendraient pas en considération notamment les qualités et défauts cognitifs de chaque individu unique et porteur d’originalités. Bronner conteste aussi le fait que la situation sociale qui se perpétue parfois soit le fait intentionnel de la classe sociale dominante, qui agirait dans l’unique but de perpétuer sa domination.
De cette remise en cause de l’idée principale « je suis uniquement d’où je viens », il passe en revue de nombreuses problématiques liées aux origines et aux trajectoires sociales : socialisation familiale, stigmatisation sociale, méritocratie chargée de forts symboles politiques entre libéraux et marxistes. Il montre à ces occasions comment le populisme se nourrit de cette mésestime de soi, née en partie du discours majoritaire : d’où tu viens tu as peu de chances de t’en sortir. Ce diktat qui empêche toute progression conduit à haïr ceux « d’en haut » inatteignables et qui se reproduisent à l’infini.
Comme toujours avec Gérald Bronner, on aime sa capacité à critiquer, à compléter un message dominant qui se veut unique. Il mutualise pour cela les travaux de nombreux experts qu’il met en relation, en perspective, et propose des compléments de réflexion. À aucun moment il ne prétend posséder LA réponse, mais en rendant compte de la complexité du thème retenu il ouvre de nouvelles voies. Dans le monde actuel où tout est blanc ou noir, un peu de recul loin de toute immédiateté fait un bien considérable.