Camila Sosa Villada, romancière, dramaturge, actrice argentine née en 1982, a fui une enfance particulièrement délicate et difficile dans une famille pauvre régentée par un père autoritaire dominant une épouse, trompée et cantonnée sa vie durant à faire le ménage chez elle et chez les autres. Née garçon, celle qui est devenue Camila n’eut de cesse dès sa prime jeunesse d’être et de paraître fille. C’est cette aventure qui fait en partie le roman Les Vilaines, un récit tout à tour tragique et magnifique, sombre et lumineux.
À la maternelle, elle s’appelait Cristian, mais l’adolescence fut le moment décisif et vital d’une transformation physique et mentale irrépressible. « À quelques centaines de mètres de la maison, je me travestissais chez des copines qui, à l’insu de leurs parents, m’offraient la magie de devenir moi-même : transformer en fleur charnue ce petit jeune homme timide qui se cachait derrière les bonnes manières d’un élève studieux […] et cesser ainsi d’être Cristian. […] J’avais treize ans, je ne comprenais pas encore ce qui se passait à l’intérieur de moi, j’étais incapable de mettre des mots sur ça. Puis Cris Miró [transsexuelle argentine] a fait son apparition à la télévision […] et j’ai pensé : Moi aussi je veux être comme ça.»
C’est le début d’une existence difficile et le choix, à 18 ans, de se libérer des conventions familiales et sociales, de se détacher d’un père alcoolique et sexiste, d’afficher crânement une identité transgenre, malgré les foudres d’un chef de famille qui lui assénera : « Un jour, on m’appellera pour me dire qu’on t’a retrouvée morte dans un fossé. »
Ce roman est ainsi, pour une bonne part, un récit autobiographique. Camila Sosa Villada a quitté un milieu familial hostile pour vivre sa vie et suivre des études de communication. Jeune étudiante à l’université de Córdoba, elle dut se prostituer le soir dans un bois de la ville pour assumer le cours de sa nouvelle existence et assurer son indépendance financière. Et c’est dans le parc de Sarmiento, au cœur de la cité, qu’elle se livrera au commerce tarifé de la chair. La fragile, mais indomptable Camila, n’était pas la seule et « tapinait » entourée d’autres transsexuelles comme elle, « êtres de la nuit », toutes regroupées autour de la figure tutélaire et protectrice de Tante Encarna, arrivée d’Espagne où son père avait été assassiné par les franquistes, une transgenre elle aussi et maîtresse-femme, régnant sur ce « groupe d’orphelines, filles de personne, apprenties du néant », toutes abritées dans la maison au crépi rose de leur « ange gardienne. »
Dans ce roman empreint du réalisme magique et de l’onirisme d’une certaine littérature latino-américaine, celle de Gabriel García Marquez en particulier, auteur phare que Camila Sosa Villada lit « avec dévotion » avoue-t-elle, les personnages sont ceux d’un conte, merveilleux et cruel, lumineux et sombre tour à tour : Encarna, la doyenne, « avait cent soixante-dix-huit ans », couverte de bleus, « à cause de l’huile de moteur d’avion qui l’avait aidée à modeler son corps, ce corps de mamma italienne qui était son gagne-pain », Marie, la sourde et muette se voyait pousser des plumes et se muait peu à peu en petit oiseau « aux yeux de grenade », Natalí se changeait en louve-garou et s’enfermait dans sa chambre pendant les nuits de pleine lune jusqu’à y trouver la mort, Angie, la plus belle de toutes, éblouissait ses compagnes d’infortune, Machi, sorcière ou chamane, on ne sait, remettait sur pied ses copines mal en point, Sandra, « la plus mélancolique de notre troupeau », perdue dans la drogue et suicidée, Nadina, l’infirmière et Lourdes, mortes du sida toutes les deux, enfin Laura qui se joindra au groupe, unique femme de la petite bande, « la seule à être née avec une fleur carnivore entre les jambes, pas comme nous qui avions une bête endormie au fond de la culotte ou un vagin ouvert à coup de bistouri. »
Parfois sincèrement aimées par de tendres amants d’une heure ou d’une nuit, comme ces noirs, « hommes sans tête », revenus tourneboulés d’une guerre dans leur lointaine Afrique, toutes ces femmes de la marge étaient le plus souvent méprisées par une foule de « gens comme il faut, ceux qui fondent des familles, font des enfants et aiment Dieu. » Pourchassées et tabassées régulièrement par la police, elles étaient souvent violées par d’insatiables clients, chasseurs à l’affût au volant de leurs voitures roulant au pas dans les allées du bois, avides de consommer cette insolite chair fraîche et « payer pour une femme à pénis. » Rapaces la nuit, parfaits pères de famille le jour.
Encarna, une nuit de maraude au milieu de sa petite bande, entend les cris d’un bébé venus d’un buisson. « Une immense faim et une immense soif, c’est ce que l’on perçoit dans les pleurs du bébé et ce qui provoque la détresse de Tante Encarna qui s’enfonce dans les bois, désespérée, car elle sait que quelque part il y a un enfant qui souffre. Dans le Parc, c’est l’hiver, le froid est si intense qu’il fait geler les larmes. » Encarna le recueille, éblouie. Le bébé sera son enfant et, sauvé de l’abandon, il grandira dans la chaleur et la tendresse de toutes ces filles qui ne peuvent être mamans, dans leurs entrailles et dans leurs vies. La société « toujours disposée au lynchage » le leur rappellera toujours : « L’enfance et les trans sont incompatibles. »
« Nous toutes, en vérité, nous retrouvions l’éclat de nos propres yeux lorsque nous étions avec lui », alors le bébé sera baptisé « Éclat des yeux », porté par la vénération d’Encarna et des trans, « reines-mages » illuminant de leur amour cette nouvelle figure du « divin » enfant, « s’il meurt, il ira au ciel des trans. »
Et c’est ce qui arrivera à « Éclat des yeux », malheureux garçon, méprisé à l’école, maltraité dans la rue, comme sa mère adoptive, et qu’on retrouvera, à l’adolescence, mort au côté de la dépouille d’Encarna, envolée elle aussi, le même jour, vers le monde des défunts, nouvelle « Difunta Correa », cette femme honorée à l’image d’une sainte, en Argentine, qui avait sauvé de la mort, dit la légende, un bébé trouvé sur le sein et le corps sans vie de sa mère abandonné au fossé.
« Les transsexuelles sont des héroïnes, elles tutoient les saints et les saintes, les martyrs et les martyres, les héros et les héroïnes » écrivait Jean Genet, l’auteur de Notre-Dame-des-Fleurs. Camila Sosana Villada aurait pu reprendre ces mots quand elle célèbre à son tour ces figures réprouvées, tour à tour sorcières et déesses, saintes et succubes, montrées du doigt et vilipendées.
L’écrivaine trace dans ce premier roman le difficile chemin de personnages en souffrance dont toute l’énergie est tendue vers la lumière et un bonheur inaccessible. Par le prisme de la transsexualité, la primo romancière Camila Sosa Villada a écrit un beau texte sur la volonté et le courage d’être soi porté ici par de sensibles et attachantes figures, parias de la bien-pensance, « anonymes, transparentes, oubliées ».
Ce roman poignant, excellement traduit en français par la romancière Laura Alcoba, a remporté en 2020 le Prix Sor Juana Inés de la Cruz, attribué chaque année par l’université mexicaine de Guadalajara à un livre écrit par une femme d’expression hispanophone.
Les Vilaines, de Camila Sosa Villada, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba, Éditions Métailié, coll. Bibliothèque hispano-américaine, 14 janvier 2021, 204 p., ISBN 979-10-226-1079-7, prix : 18.60 euros. Titre original : Las Malas.
- Sélection Fnac Rentrée hiver – 2021
- Sélection Cultura Rentrée hiver – 2021
- PRIX SOR JUANA INÉS DE LA CRUZ – 2020
À lire également : Laura Alcoba, romancière argentine.