Leurs enfants après eux ? Raconter la vie quotidienne de banals adolescents dans l’Est de la France au cours des années quatre-vingt-dix ne semble pas un sujet palpitant. Pourtant Nicolas Mathieu, avec une remarquable économie de moyens, insuffle à ce roman choral une formidable énergie de vie. Prix Goncourt 2018.
Dans sa BD « Lulu femme nue », Étienne Davodeau racontait l’histoire d’une femme qui voulait s’échapper de son quotidien et de son foyer pour quelques jours. Dans son roman « Les Lisières », Olivier Adam scrutait les vies pavillonnaires au bord des cités. Dans ses livres, Silvia Avalonne, décrit la vie dans les grands immeubles italiens au bord des usines. Tous ont en commun de parler de ces « gens de peu », de ces vies qui ne font pas la une des journaux, mais qui ressemblent de si près à la nôtre. Avec Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu dans son deuxième roman, s’attache lui aussi à suivre, pendant quatre étés, des adolescents en mal de vivre, en recherche de repères dans une région touchée par la crise qui a aboli les valeurs et les repères. C’est dans une vallée de l’Est de la France, proche du Luxembourg, que vivent Anthony, Stephanie, Hacine ou Vanessa. C’est entre des zones pavillonnaires, des ZUP, des ZAC, des ZEP que ces adolescents de 14 ans en 1992 vont grandir, découvrir l’amour, l’argent, le sexe, le cloisonnement social.
Anthony est amoureux de Stéphanie, qui couche avec Simon. Simon qui couche aussi avec la copine de Steph. Et Anthony veut se venger de Hacine qui a volé la moto de son père. On pourrait raconter ainsi ce roman, mais on se tromperait. Et ce serait profondément injuste. Car au-delà de ces faits, Nicolas Mathieu avec un rare talent de conteur, dit l’histoire du quotidien d’une génération, celle des ados des années 90, mais aussi celle de leurs parents avec leur « horizon de gagne-petit, d’hébétés perpétuels. (…) Ses vieux se prenaient pour des seigneurs, mais n’étaient que les piètres régisseurs d’un règne qui s’organisait ailleurs ».
Dans ce roman choral, avec une fluidité exceptionnelle, et un style sans emphase, l’écrivain de Nancy nous transporte dans des vies qui n’ont pas besoin d’évènements exceptionnels pour être suivies. Et puis il y’a des lieux, des immeubles, des maisons achetées à coups de crédit qui procurent sentiment de possession et de réussite, des bars et ses habitués. Et aussi des moments comme un enterrement qui réunit presque toute la commune, des fêtes d’association et leurs discours d’élus.
Un « Madame Bovary » du XX siècle, où la fête du club nautique remplace le marché aux bestiaux, mais où le regard, à la manière d’une caméra scrute l’ambiance, les êtres et les comportements.
Avec l’évocation du Picon bière, d’un débardeur Snoopy, des blagues de Toto, c’est un univers entier qui apparaît, celui du déclassement social, de la carence affective. Les mots sont justes, les dialogues au cordeau comme saisis par la bande d’un magnétophone.
Cela pourrait être glauque et ennuyeux, mais la vitalité de ces adolescents, leur naïveté, leur désir de caresser une hanche, de vivre une existence éloignée de celle de leurs parents, insufflent une envie d’exister, une envie irréfragable de poursuivre la lecture. L’illustration de couverture témoigne de ce besoin de jouir sous une chaleur estivale étouffante, toujours à l’orée des orages, entre la moiteur paralysante et l’éclair lumineux. Tout est réel, à hauteur d’hommes et on se surprend avec l’auteur à se demander pourquoi la vie de famille bascule le jour où l’adolescent demande à ce que l’on frappe à la porte de sa chambre avant de rentrer.
Avec une économie de moyens, Nicolas Mathieu, dont le premier roman Aux animaux la guerre avait séduit la critique, nous fait découvrir les prémices de la mondialisation, cette hiérarchie sociale où « le mérite ne s’opposait pas finalement aux lois de la naissance et du sang, comme l’avaient rêvé des juristes, des penseurs, les diables de 89, ou les hussards noirs de la République ». La politique est donc là, en filigrane, omniprésente, témoin de son terrible échec, incapable de faire bouger les lignes, engoncée dans des principes qui font que, la plupart du temps, ces jeunes, malgré le mirage de la Coupe du Monde 98, ne parviendront pas à s’extraire de la médiocrité dont ils ont conscience.
Le roman qui se termine en 98 et son fameux I will survive, raconte des vies d’hier, mais aussi aujourd’hui. Un superbe livre de l’entre-deux : entre deux générations, entre deux catégories sociales, entre deux lieux. Entre le lecteur et un écrivain magnifique.