Hila : l’éveil des sorcières, roman de fantasy écoféministe de l’autrice Yuna Visentin, vous emmène à la découverte du pays de Scaër et de la magie de la forêt. Publié aux éditions Kiwi, ce récit passionnant traite de l’émancipation féminine sur fond de sorcellerie.
Après avoir envisagé « la possibilité d’une école » et proposé de réparer les dégâts de notre système éducatif comme le montre l’article « Yuna Visentin rêve d’une autre école » (Unidivers, 22 septembre 2022), commentant son ouvrage pamphlétaire Une autre école est possible !, l’écrivaine rennaise qui vit en Bretagne étend son regard à la société entière, la société des hommes qui est aussi ─ il serait temps d’y penser ─ la société des femmes, et nous donne aujourd’hui un étonnant roman d’anticipation, qui s’inscrit dans la pensée de l’utopie, dont on ne peut que saluer le retour à la conscience humaine.
Utopie, du grec οὐ-τόπος / ou-tópos, qui signifie « en aucun lieu », désigne ce lieu improbable qu’on ne sait situer où se réalise un autre rêve. De là que le XIXe siècle notamment, dans le courant socialo-anarchiste, ait vu tant d’œuvres célébrant la possibilité d’un autre monde que le nôtre, dont on n’a pas fini de se plaindre ; on songera, par exemple, au Voyage en Icarie (1840) d’Étienne Cabet, campant une société différente, un phalanstère, comme en rêvait Charles Fourier, dont « l’attraction passionnée » consiste à libérer les femmes de la tutelle des hommes tout en les promettant sexuellement au repos du guerrier. Néanmoins c’est lui qui inventa le terme de « féminisme », en soulignant l’importance civique de la femme, non sans quelque ambiguïté, jusqu’à ce que Flora Tristan en sa fameuse déclaration mette les pieds dans le plat : « Tout opprimé trouve un être à opprimer, c’est sa femme. Elle est la prolétaire du prolétaire ».
C’est à ce stade, et dans une rigueur extrême sous les habits romanesques, que Yuna Visentin aborde son récit utopique, en le situant dans la ville finistérienne de Scaër, une cité pleine de magie et de croyances qui, étymologiquement, signifie Faille, devenue ici lieu du bannissement de la femme et son assujettissement au Mâle. Dans son texte allégorique et fantastique, elle campe la société des hommes et voici : « Incapables de maîtriser la magie, des hommes voulurent la faire disparaître. Ils s’autoproclamèrent Sages, mirent le feu aux arbres et gagnèrent la guerre contre celles qu’ils appelèrent alors “sorcières” . Réduites au silence, séparées de leurs enfants à la naissance et contraintes de rester loin de la forêt, ces dernières furent condamnées à se repentir chaque jour d’être nées femmes, à vivre dans la honte de leur nature, et à se plier aux lois du Livre écrit par les premiers Sages. »
Elle nous campe dans ce roman aussi feuillu que substantiel une jeune fille, nommée Hila ─ dans le langage ésotérique du livre, cela signifie Hiver, la saison qui vit l’homme se couper du monde extérieur et de la nature, pour enfermer la femme, décrétée dépositaire du mal et parangon de l’impureté, dans un tout autre phalanstère qui a tout d’une prison. La femme est en soi un être de péché parce que, en empathie avec la nature, elle dresse celle-ci contre les hommes et les menace. Alors toute femme pénétrant dans la forêt doit périr par le feu, et c’est la scène emblématique du bûcher :
« Gabriel alluma alors la torche et se tourna vers la sorcière :
– Pour toi, l’heure est venue. Au nom des lois de Scaër, je te condamne, sorcière. Que tous les démons de la nature puissent brûler avec toi.
Tout alla très vite. Au début, la femme s’agita, à défaut de pouvoir crier, mais la douleur provoquée par les flammes qui brûlaient le bas de son corps était trop intense et les vapeurs de la fumée l’empêchaient de respirer. Elle défaillit, et on n’entendit plus que le crépitement du feu qui dévorait la chair. Autour, tout était calme et silencieux ; même le vent s’était tu, comme s’il ne voulait pas participer au massacre. »
Mais que voit-elle cette Hila, jeune fille de quatorze ans que sa mère, la voyant dépérir entre quatre murs, a, bravant les interdits, promenée dans la forêt où tout son corps adolescent a recouvré sa vitalité et son visage retrouvé ses couleurs, alors que désormais promise à être un ange du salut, et peut-être le Messie, elle visite les rues d’une cité interdite ?
« Des fenêtres ouvertes s’échappaient toutes sortes de bruits qui donnaient à chaque maison son âme… Les maisons ployaient sous le poids de leurs habitants, mais il se dégageait en même temps de la rue une incroyable vitalité, comme si les gens, les éléments, les pierres et le bois criaient ensemble leur rage de vivre. »
C’est le mot-clé, le moteur d’un récit qu’on pourrait aussi bien qualifier d’écologique, et qu’au temps de Spinoza on aurait qualifié de « panthéiste ». « La nature est un temple », disait Baudelaire et tout ce territoire romanesque s’anime dans une sorte d’harmonie universelle où plus rien ne sépare l’humain de l’animal, de la flore et la faune, car tout a une âme comme le montre si bien, pour sa part, le romancier cubain Rolando Morelli dans ses Histoires jamais racontées (La gota de agua, 2022). « Des histoires pour résister », écrit pareillement Yuna Visentin, dans lesquelles l’on ne peut entrer dans une demeure sans lui demander la permission, où, dans un dialogue permanent avec les éléments, l’on parle avec les murs, les meubles, les plantes, quand « les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». C’est justement dans cette « forêt de symboles » ─ espace interdit car, comme le dit le père de Hila, et qui va dénoncer sa transgression comme fauteuse de troubles : « La forêt est interdite aux femmes. C’est un repère de sorcières » ─ que déambule celle qui sauvera l’humanité par sa seule présence innocente et pure de femme, définitivement lavée du soupçon de sorcellerie, et plus jamais promise au bûcher. L’éveil des sorcières c’est la promesse d’une rédemption, dans ce souci ou cet impératif de « réparer le monde ». La nature tout entière devient la maison :
« Sans un bruit, elle se laissa glisser par terre parmi le tapis de feuilles mortes. Elle s’imprégnait de tout ce qui l’entourait, à croire que ce n’était pas là sa première découverte de la forêt, mais le retour à un foyer depuis longtemps perdu. Ses doigts maigres caressaient les feuilles : elle les attrapa entre ses mains et les fit voler tout autour d’elles. Les feuilles entouraient désormais Adel et Hila et formaient une maison. »
Ce plaidoyer féministe où la femme essaie de reprendre ses droits et retrouver sa place d’être humain dans une société où le pouvoir est monopolisé par l’homme, autoproclamé « Sage », est aussi une grande réflexion sur la nature et la préservation, également, de ses droits. En saccageant la nature comme il foule aux pieds la liberté de la femme, en brûlant les forêts (et l’on notera que cela appartient à notre triste actualité), en faisant, au sens propre, la chasse aux sorcières qui doivent finir sur le bûcher, l’homme précipite la perte de la planète et de son histoire. De là que Hila et se amis se dressent, avec une juste colère, contre ceux qui détiennent le pouvoir en s’appuyant sur le Livre dont ils tâchent de recomposer ou retrouver les phrases qui assoient leur pouvoir. De là, la faillibilité des croyances, l’émanation du fanatisme, le souci de se préserver contre ceux dont ils pensent qu’ils gênent la « réalisation ». Sauf que la résistance est là, les gens du Nord, délaissés et minorisés, préparent la guerre ─ peut-être pensera-t-on à la révolte des Bonnets Rouges qui, au XVIIe siècle, éclata sur les terres de Scaër, ou à la célèbre Marion du Faouêt, « la catin aux cheveux rouges » », dont la regrettée Colette Hélard-Cosnier tira, en 1975, une émouvante pièce (éditions P.-J.Oswald).
Et le roman, qui fourmille de péripéties toujours vives et prenantes, débouche forcément sur la guerre. Qui parlait de soumission et de démission ? Mais Hila, celle qui a vu les femmes brûler sur le bûcher dressé par les hommes, elle-même promise aux flammes, est la quintessence de la pureté salvatrice, car son regard « était plein d’une curiosité vibrante pour la vie, d’une irrépressible envie de faire partie du monde, d’aimer ». Et c’est évidemment la clé de tout : aimer, pouvoir aimer, savoir aimer. Et la résurgence du vieux slogan utopiste de 68 : « Faites l’amour, pas la guerre ». Ici la guerre des sexes, quintessence de tous les conflits.
Ainsi donc, Yuna Visentin, après avoir exposé la possibilité d’une autre école et d’une autre éducation, entend-elle réparer le monde, retrouvant, peut-être à son insu, la prédiction des cabalistes qui, face à un univers de vases brisés (cf. David Shahar, Le palais des vases brisés, 7 volumes, Gallimard), aspirent à l’être providentiel qui en recollera les morceaux, le fameux Tikkoun olam de la mystique juive qui signifie « réparation du monde », et qu’illustre ici, dans la magie du récit et le merveilleux de l’aventure humaine, cette jeune Hila, brossée par la romancière non pas comme une sorcière de Halloween, mais comme une bonne fée des temps de rédemption. La jeune fille et l’amour. Et ainsi qu’il est dit, devant les tessons d’une écuelle brisée : « Quand cesseras-tu de réparer ce que d’autres que toi ont cassé ? » La réparation de ce monde défaillant et déséquilibré est donc au centre de ce récit étrange et magique.
À l’acmé du récit, l’obscur semble l’emporter sur la clarté : « le soleil était parti, laissant la terre dans une obscurité plus sombre que la nuit » où l’on semble retrouver cette aube de l’humanité où le primitif voyait dans le crépuscule et la chute du soleil la fin de toute vie. Mais au milieu du bûcher, Gabriel, la torche à la main, saisit la main de Hila qu’il brandit vers la foule en criant : « Voilà la sorcière qui nous sauvera tous ». Hila ne brûlera pas, la pluie bienfaitrice éteint l’abominable feu, « fraîche comme la vie qui renaît », l’écoféminisme triomphe, c’est la fin du récit. Ainsi s’accomplit la prophétie initiale qui annonçait que cette jeune sorcière chasserait la magie de ce monde, réparant sa brisure et sa faille par l’amour, celui des hommes et de la nature, en étroite communion.