L’exil à vie de L’Homme en mouvement de Patrick Straumann

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Désert d'Atacama au Chili

Dans L’Homme en mouvement, publié aux éditions Chandeigne, Patrick Straumann dresse le portrait de son grand-oncle Paul Reichstein. Il consacre son ouvrage à cet homme qui ne tenait pas en place, dont la vie raconte une partie du XXe siècle, de l’URSS de Staline à l’Amérique d’après-guerre.

Patrick Straumann est un journaliste et écrivain français né en Suisse où se trouvent son berceau familial et le quotidien auquel il collabore, Neue Zürcher Zeitung. Depuis des années il anime la « Tribune des fictions » à la Maison de l’Amérique Latine, à Paris, et ses précédents ouvrages sont fortement marqués par le monde lusophone et le Brésil, sa villégiature d’adoption : La Meilleure part – Voyage au Brésil (Chandeigne, 2012) ou Lisbonne, ville ouverte (Chandeigne, 2018). Grand voyageur et chroniqueur accompli, comment s’étonner qu’il nous donne cette année un touchant et beau récit consacré à son grand-oncle Paul Reichstein ? Un homme qui ne tenait pas en place et dont il recompose le visage et le parcours dans L’Homme en mouvement, un titre qui n’est pas sans renvoyer au célèbre « Homme qui marche » de Giacometti.

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L’Homme qui marche, Giacometti, 1960

Placé sous l’invocation de Jack Kerouac, autre homme de la route (On the Road), qui énonça cette vérité : « Toute vie est un pays étranger », ce récit qui ne fait place à aucune fiction ni afféterie d’auteur et qui, en sceau d’authenticité, se présente de façon fragmentaire, avec des bouts de lettres, quelques photos, des cartes postales et des documents d’archives, dessine le visage d’un homme qui «  finissait par habiter nulle part » en assemblant l’invraisemblable puzzle de ces divers points de chute, de Kiev à Anchorage, d’Odessa à Melbourne, de New York à Zurich, finalement son port d’attache où il n’aura jamais vraiment jeté l’ancre. Et peut-être cet homme d’origine juive ashkénaze né à Kiev se rappelait-il, au fond de sa conscience, que le visage se dit en hébreu et toujours au pluriel – panim tout comme est pluriel en hébreu le mot vie : haïm. Mais ce Paul était sans attache et s’est enivré, sa vie durant, de la plus totale liberté, éprouvée sur toutes les mers du globe. Et l’une des premières cartes postales trouvées par l’enquêteur Patrick, son petit-neveu, et adressée au grand frère Tadeusz, grand-père de l’auteur, est des plus significatives : « Cher Tadzik, j’étais à Porto Rico New York et San Francisco ; demain je retournerai au Vietnam ». Cet itinéraire ne tient certes pas dans un mouchoir de poche. Un jour le petit-fils demandera à son grand-père qui lui montre sur le globe la Nouvelle-Zélande si son frère Paul se trouve là-bas ; oui, certes, mais à cette heure il n’y est plus. Car il ne se trouve jamais là où on l’attend : c’est un nomade, un vagabond, l’incarnation du mythe séculaire du Juif errant :

« Si on creusait un tunnel à travers la planète, on pourrait rejoindre la Nouvelle-Zélande, m’avait un jour expliqué mon grand-père dans une tentative de me faire visualiser la forme sphérique de la terre. “Est-ce qu’on pourrait y rencontrer Paul ?’” lui avais-je demandé. “Peut-être, avait-il plaisanté, mais le temps d’y arriver, il serait probablement déjà reparti’”. » 

« Dans mon enfance – commente l’auteur –, le nom de Paul était généralement synonyme d’absence et son évocation faisait penser à des fuseaux horaires décalés et des rivages éloignés ». Cet homme de toutes les villes et de tous les ports exerça, en fait, de multiples métiers : on le voit dans les années 30 creusant le métro de Moscou, on le retrouve dans le désert d’Atacama au Chili, les mains dans le salpêtre, dans « les montagnes abruptes de l’Albanie » ou « dans les montagnes du Caucase » comme au « désert de l’Utah », et puis il est mécanicien sur divers bateaux et voit comme un paradis la traversée de Barcelone à San Francisco avec toutes les escales méditerranéennes et africaines ; comment s’étonner de le retrouver dans un hôpital africain, ou plus tard aux sources chaudes de Palm Springs ? Il achète des terres en Alaska, est propriétaire d’une maison à Hong-Kong, il passe pour trafiquant, Interpol est sur ses traces, mais rien ne l’accuse : cet homme, ouvert aux autres, affable et généreux, est un innocent-né, et c’est pour cela qu’on l’aime et que son grand-frère Tadeusz Reichstein, aux antipodes de son destin, lui qui, éminent chimiste suisse, décrochera le prix Nobel de physiologie en 1950, l’aidera de toutes ses forces et le tirera de toutes les ornières, financièrement et juridiquement. Lorsqu’après sa mort on se rend à Anchorage où il a – jamais mieux nommé – un pied-à-terre, on découvre là une Philippine, qui occupe les lieux en propriétaire et exhibe fièrement le portrait de son ami (amant ?), reproduit dans ce livre.

De toutes ces périodes d’une vie aussi tumultueuse, Patrick Straumann privilégie – et l’on peut dire documente – la parenthèse soviétique, dans cette Russie qui, selon Kafka cité par l’auteur, est un « grand fleuve étendant à perte de vue des eaux jaunes qui envoient des vagues partout ». Et notre Paul sera ce toton ballotté sur ces eaux. Le grand-oncle est employé dans une immense usine à tester des tracteurs, puis muté au département de la construction, y travaillant jour et nuit, et y apprenant que « l’optimisme et la foi en la politique sont de rigueur ». Par parenthèse personnelle, cela me rappelle ces si belles revues sur papier glacé que l’on feuilletait au centre d’information de l’URSS, à Alger en 1945, à deux pas de son homologue USA et pareillement enchanteur, qui montraient ces magnifiques paysannes russes travaillant aux champs en souriant et en chantant. Paul fait là l’apprentissage de la misère, mais en compensation se lie avec une jeune ouvrière de l’atelier de montage, Tella, qui lui donnera un fils, elle et lui perdus corps et âme dans les ravages de son nomadisme. Cela donne, sous la plume de Straumann, un récit digne des meilleures pages du roman russe. Quant au témoignage sur le stalinisme, il montre bien que ces « eaux jaunes » sont, en fait, rouges de sang : « Seul Staline s’arroge le privilège d’éliminer ses opposants », écrit-il sèchement en évoquant l’assassinat de Sergueï Kirov, compagnon de la première heure de Iossif Djougachvili, puis l’exécution de Kamenev et Zinoviev ; liste prolongée par la déportation du fils d’Anna Akhmatova, et la mort au goulag d’Ossip Mandelstam, ce qui entraîne cette terrible constatation : « Les dénonciations font des ravages, l’autocritique devient une figure imposée avant de déboucher, en règle générale, sur un arrêt de mort… La population russe a déjà la corde au cou. »

En dépit de tous ces avatars et ce parcours d’un demi-siècle chaotique, ce Paul gardera trace, néanmoins, du cordon ombilical, en aménageant avant cette « succession d’errements et de méprises », son nichoir à Zurich, auprès des siens, une chambre en sous-sol de la maison familiale : « Le penchant de Paul pour la solitude prend le dessus et il décide de s’aménager une pièce au sous-sol. La chambre est adossée aux murs suintants de la cave à charbon… C’est dans cette chambre, qui lui servira de refuge pour le reste de sa vie, que Paul prendra l’habitude de s’enfermer lors de ses rares séjours zurichois. Autant il a passé sa vie à fuir la maison, autant, dans sa vieillesse, elle semblait l’obséder, comme si elle formait un cercle magique dont il aurait tenté en vain de se libérer. »

On ne s’étonnera pas qu’à sa mort, aux États-Unis, ses cendres aient été transférées, suivant ses dernières volontés, et inhumées à Zurich, ce grand-oncle « mouvementé » ayant abdiqué pour l’éternité son nomadisme fou, cette fuite en avant qui composa toute sa vie.

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Vue de Zurich

L’ouvrage que dédie Patrick Straumann à cet exilé professionnel, dans un style direct et sobre, sans fioritures, dont la pudeur signe la beauté, nous apparaît comme un livre pieux, une âme juive pourrait même dire que c’est là une forme de kaddish, la prière des morts récitée devant la sépulture. Ainsi, dans sa lente et précise évocation de la ligne de fuite de son grand-oncle, alors que « sa silhouette s’efface doucement avec le temps », le mémorialiste lui redonne vie et vigueur dans ces lignes fragmentaires qui aboutissent à ce surprenant constat : la filiation. Et là, la recomposition vitale de cet homme qui, semble-t-il, avait vocation de ne laisser nulle part aucune trace, constitue une singulière pierre blanche. Et Straumann nous en laissera cette ultime et mélancolique image, dans une sorte de thrène poétique :

« Ses funérailles étaient d’une certaine manière à son image. Le 18 décembre 1995, une pluie fine ruisselle sur les arbustes et les haies qui quadrillent la pelouse. Le cimetière se trouve à la lisière de la forêt et d’un champ de maïs ; derrière le mur d’enceinte se fait entendre la clochette d’un tramway qui grimpe la pente. Une odeur d’humidité monte du gazon, un employé municipal accroupi taille les roses tandis qu’un autre ratisse les feuilles mortes sur le gravier. »

La terre continue de tourner, indifférente, insignifiante. De cette vie minuscule, toute grandiose qu’elle fut dans ses tours et détours, Patrick Straumann a su tirer et bâtir une histoire captivante autant que mémorable.

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Patrick Straumann, L’Homme en mouvement, Éditions Chandeigne, 2024, 142 p., 18 €

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

1 COMMENTAIRE

  1. À tort ou à raison, on associe pour la plupart son identité à un lieu particulier. Cela signifie-t-il que lorsqu’on change de lieu, on change aussi d’identité? Ou que l’on cherche à rejeter la précédente? Ou que l’on s’imagine que ce nouveau lieu correspond le mieux à ce que nous percevons comme notre identité profonde? Mais en possédons-nous vraiment une ou n’est-ce en fait qu’une illusion?

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