Dans les conflits contemporains, un crime, silencieux, ne cesse de croître. En Libye, il a trouvé son terrain d’expression idéal. Pour la première fois, victimes et militants osent dénoncer le viol des hommes comme arme de guerre, afin que justice soit rendue…
C’est l’histoire d’un film qui n’aurait pas dû exister, celle d’une parole impossible à recueillir. Depuis la chute de Khadafi, le dictateur du désert, la Libye est une poudrière. Plus d’État. Deux gouvernements. Des ministres qui siègent un pistolet sur la tempe. Des centaines de milices armées qui kidnappent, rançonnent, torturent. Et violent, massivement.
Sur cette terre sans loi, ceux qui osent parler du viol disparaissent ou sont condamnés à l’exil. Dans les coulisses d’une enquête menée par une poignée de résistants en exil – Emad et Ramadan, deux militants de terrain – tentent de collecter les preuves d’un crime indicible.
Pas à pas, leur travail dévoile le chaos, la multiplication des cas, l’horreur des prisons clandestines où ce crime se pratique de manière systématique, dans un cycle infernal de vengeance où les victimes d’hier se transforment en bourreaux de demain. Leur chemin croise parfois celui d’hommes blessés. Yasine, violé par les troupes khadafistes au début de la Révolution, n’aura jamais la force de les rencontrer. Nazir, enlevé et violé par vengeance par les nouveaux maîtres de la Libye en 2012, finira par livrer quelques bribes de son histoire. Quand Ahmed accepte de raconter, sa parole décrit enfin pour les enquêteurs l’implacable mécanique du viol, la généralisation des méthodes de torture visant spécifiquement les hommes.
Enfin Ali, détenu dans une dizaine de prisons, tout juste libéré, racontera la généralisation du viol des hommes partout en Libye… et le ciblage systématique des ressortissants de la dernière tribu noire de Libye – les Tawarga.
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Mais la multiplication des témoignages ne constitue pas un dossier recevable juridiquement. Une juriste, spécialisée dans les questions de crimes de guerre et de justice pénale internationale, Céline Bardet (présidente de l’ONG We Are Not Weapons of War), qui depuis vingt ans parcourt les terrains de conflit, vient à la rescousse des militants et va les aider à prouver la récurrence du crime.
Comment prouver un crime de guerre lorsque l’on part de rien ? Lorsque les témoins se terrent ? En tissant les paroles de victimes, de bourreaux, qui se mêlent à la lutte obstinée des résistants, le film raconte la lente éclosion d’une vaste enquête internationale, sur un crime que l’histoire tente encore d’effacer.
Entretien avec la réalisatrice
Lauréate du prix Albert Londres 2015, Cécile Allegra travaille depuis 15 ans comme documentariste et reporter à travers le monde. Ses films ont été sélectionnés et primés dans de nombreux festivals en France et à l’étranger (Primed, Festival des Films du Monde de Montréal, FIFDH, NYCIFF)
Qu’avez-vous voulu démontrer à travers ce documentaire ?
Cécile Allegra : À l’origine, le projet portait sur la question du viol de guerre de façon générale. Avec ARTE et Céline Bardet (présidente de We Are Not Weapons of War), nous voulions faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’un
dommage collatéral, mais d’une arme à part entière.
En tant que réalisatrice engagée, je m’interdis de travailler uniquement sur le pathos. Ce qui m’intéresse est d’inscrire dans une narration la démonstration du viol comme système, pensé et organisé. Pour qu’un spectateur accepte de voir en face la mécanique de l’horreur, j’ai choisi de raconter une histoire inédite : comment deux militants libyens, seuls et sans appui, vont peu à peu faire émerger un crime d’une ampleur sans précédent. En Libye, il y avait eu des rumeurs de viol lors de la chute de Kadhafi, mais aucune ONG n’avait réussi à apporter des preuves substantielles de l’existence d’un tel système.
Vous révélez qu’en Libye, les hommes sont ciblés prioritairement…
Au départ, je pensais que les victimes étaient surtout des femmes. De toute façon, personne ne voulait me parler. Au bout de six mois d’enquête infructueuse, j’ai tenté une autre approche. Je savais que les victimes n’avaient pas accès aux soins. J’ai donc fait distribuer sur place les extraits d’un ouvrage de sophrologie donnant des outils pour soulager les symptômes du stress post-traumatique liés à la guerre. Deux semaines plus tard, j’ai reçu les premiers coups de fil. Tous venaient d’hommes.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Dans les conflits, le viol des femmes reste le fléau le plus répandu. Mais une femme, on peut la faire disparaître, ou la marginaliser. En Libye, le viol des hommes a émergé en pleine guerre civile. C’est une arme qui ne laisse pas de cadavres, peu de traces visibles. Un homme violé est un « souillé » qui n’a plus de place sociale, n’a plus droit
à la parole dans l’espace politique. Surtout, le système génère sa propre protection : un homme, chef de famille, chef de tribu, ne parlera jamais, de crainte que la souillure ne s’étende à ses proches, à sa descendance, et n’en
fasse des parias. Dès qu’une victime sort de geôle, un cycle de vengeance s’enclenche : on cherche quelqu’un du camp adverse à violer. Et ce cycle, sans fin, s’amplifie aujourd’hui. En Libye, depuis 2011, le viol est donc bien utilisé comme une clé de voûte de la stratégie militaire.
Votre film a mis en route une enquête internationale…
À ma connaissance, c’est sans précédent. Mais je n’y serais pas parvenue seule. J’ai d’abord suivi le travail de ces deux militants libyens exilés en Tunisie, puis celui de Céline Bardet, spécialiste du viol de guerre. Rapidement, Céline a été convaincue que le crime relevait bien d’une mécanique généralisée. Elle se bat depuis pour monter un dossier recevable, qui structure les témoignages épars. Sans ce dossier, qui précisera la chronologie des faits et les responsabilités de chacun, il ne peut pas y avoir de justice.
Propos recueillis par Lætitia Moller
Repères chronologiques
Février 2011 : Après la Tunisie et l’Égypte, la Libye est à son tour touchée par un mouvement de contestation contre le règne de Mouammar Kadhafi, au pouvoir depuis 1969. Plusieurs villes de l’est de la Libye, dont Benghazi, tombent aux mains des manifestants anti-Kadhafi.
Mars 2011 : Les forces pro-Kadhafi reprennent plusieurs villes et en assiègent d’autres.
Le 17 mars, le Conseil de sécurité de l’ONU vote en faveur d’un recours à la force contre les troupes pro-Kadhafi, ouvrant la voie à des frappes aériennes.
Le 27 mars, l’OTAN prend officiellement le commandement des opérations militaires menées dans le pays.
Mai 2011 : Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), demande aux juges de délivrer des mandats d’arrêt contre Mouammar Kadhafi, son fils Seif Al-Islam, et le chef des services de renseignements Abdallah Al-Senoussi pour crimes contre l’humanité. Un mandat d’arrêt international à l’encontre de Mouammar Kadhafi est lancé, pour les crimes commis en Libye depuis le 15 février.
20 Octobre 2011 : Mouammar Kadhafi meurt des suites de ses blessures après des frappes aériennes de l’OTAN sur son convoi qui tentait de fuir Syrte.
2012 : Kadhafi ayant laissé derrière lui un vide politique, et un pays dépourvu d’institutions réelles, d’armée structurée, et de traditions démocratiques, la Libye apparaît bientôt comme un pays très instable, en proie au désordre et à la violence.
7 juillet 2012 : La première élection démocratique en Libye permet de désigner les 200 membres du Congrès Général National (CGN) chargé de remplacer le Conseil national de transition.
Le lendemain 9 août 2012 : Le nouveau Parlement élit son premier président, Mohammed Youssef el- Megaryef ; un opposant de longue date à Mouammar Kadhafi considéré comme un islamiste modéré.
11 septembre 2012 : Anniversaire des attentats de 2001, le Consulat des États-Unis à Benghazi est attaqué par un groupe armé. Quatre Américains sont tués, dont l’ambassadeur J. Christopher Stevens.
Mai 2014 : À Benghazi, lancement de l’opération « dignité » par le Maréchal Haftar, commandant de l’auto-proclamée Armée Nationale Libyenne, visant officiellement à combattre les groupes terroristes.
Juin 2014 : Les élections législatives recueillent moins de 30 % de participation. En août, le gouvernement et la Chambre des représentants, le parlement nouvellement élu — qui doit remplacer le Congrès Général National mais que les islamistes, battus aux élections, boycottent — déménagent à Tobrouk, à plus de 1 000 km de la capitale libyenne jugée trop dangereuse.
Fin août 2014 : La coalition « Aube de la Libye » (Fajr Libya) formée par les groupes islamistes, prend le contrôle de Tripoli et reforme le Congrès Général National. L’Égypte et les Émirats arabes unis mènent des bombardements répétés sur la capitale libyenne.
2015 : Le gouvernement de Tobrouk — seul à être reconnu par la communauté internationale — et celui de Tripoli se disputent dès lors le pouvoir, en même temps que le contrôle des puits de pétrole, tandis que le pays entier est en proie à la violence et aux affrontements de groupes armés, tribaux ou djihadistes. La déliquescence de la Libye contribue à faire du pays l’une des principales zones de transit de l’immigration clandestine à destination de l’Europe.
2015 : À la faveur du chaos politique, l’État islamique s’implante en Libye et lance des attaques, notamment à Misrata et à Syrte. L’ONU s’efforce d’amener les belligérants libyens à s’unir pour contrer l’État islamique.
10 juillet 2015 : Le gouvernement de Tobrouk signe finalement avec une partie des groupes armés un accord de paix proposé par l’ONU : celui de Tripoli rejette au contraire le texte et n’envoie pas de délégation à la signature. La Libye se retrouve alors de facto avec deux Parlements et deux gouvernements. 12 mars 2016 : Fayez el-Sarraj, avec le soutien de la communauté internationale, forme officiellement à Tunis un gouvernement « d’union nationale ». Le gouvernement s’installe à Tripoli à la fin du mois, obtient un vote de confiance en faveur de la majorité des parlementaires de Tobrouk, et s’installe progressivement en prenant le contrôle de divers ministères.
18 avril 2018 : À l’initiative de Céline Bardet, une plainte pour torture est déposée par Maître Ingrid Metton, contre le maréchal libyen Khalifa Haftar auprès du pôle « crime contre l’humanité » du tribunal de Grande Instance de Paris.
Libye Anatomie d’un crime, ARTE, mardi 23 octobre 2018 à 22.25 – Disponible en replay 60 jours et en VOD
DOCUMENTAIRE DE CÉCILE ALLEGRA, AVEC LA COLLABORATION DE CÉLINE BARDET COPRODUCTION : ARTE FRANCE, CINÉTÉVÉ (FRANCE, 2018, 1H10MN). Prix de l’OMCT (organisation mondiale contre la torture) – Section Grands reportages au Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains de Genève 2018 (FIFDH). Soirée présentée par Andrea Fies. Photos © Cinétévé