Soleil amer déroule, dans une langue vive, délicate et poétique, le récit des rêves parfois réalisés et des illusions souvent perdues d’une famille sur fond d’immigration des années 1960 aux années 1980 dans une banlieue bétonnée de barres d’HLM. Un sujet romanesque peu abordé.
L’Algérie dans les veines, la France au cœur : la dualité géographique et sentimentale, est rude à vivre pour Naja, native de Sétif, qui emmène chaque année avec elle ses enfants à Djemila, terrain de jeu de son enfance, oasis habitée de ces pierres et colonnes gallo-romaines perdues dans les montagnes de l’Aurès sous la lumière d’un ciel teinté d’ocre et de brume. Ses enfants l’accompagnent : Maryam, Sonia et Nour, la petite dernière de la fratrie née en Algérie. Une famille qui a perdu Ismaël quand il avait trois ans. Naja, vingt-six ans, y retrouve les femmes de son village, sa mère, ses cousines autour « d’une m’feremssa, un plat salé-sucré au poulet et aux abricots secs. »
Son mari, Saïd, a quitté l’Algérie six mois plus tôt, embauché par l’administration française pour travailler dans une usine d’automobiles. Son frère Kader, arrivé en France quelques années plus tôt, et Saïd sont désormais réunis sur le même sol. En région parisienne, tous les deux. Mais leur vie est bien dissemblable. Kader dirige avec allant un prospère commerce de chocolat, propriété de son beau-père dont il a épousé la fille Eve, apparemment épanouie et heureuse, loin d’être femme au foyer contrainte aux « travaux forcés » domestiques. Bref l’intégration parfaitement réussie dont va vite rêver Naja pleine d’espoir de vivre une nouvelle vie en France. Mais Saïd ne connaît pas le même sort que son frère. Ouvrier à la chaîne, misérablement payé, il s’épuise toute la semaine pour nourrir sa famille qui va s’agrandir bientôt d’un nouveau-né, le premier à voir le jour sur le sol français.
Pendant que les maris travaillent, Eve retrouve Naja à qui elle fait force cadeaux, apporte moult conseils de parure et de beauté, lui parle musique, entoure sa belle-sœur et nouvelle amie de mille attentions, bien mal perçues par Saïd, rentré chaque soir, abruti de travail, et bientôt d’alcool, pour qui l’épouse n’a que seule tâche d’occuper et de s’occuper du foyer et d’élever les enfants, non de papoter ou se maquiller.
Un jour, Kader fait à sa femme une proposition bien surprenante. Il s’est mis d’accord avec son frère et sa belle-sœur : le bébé futur pourrait être l’enfant de Kader et Eve, celui qu’ils n’ont pas eu. Les conditions d’existence de Naja et Saïd sont si médiocres pour élever un nouveau-né… Son frère Kader et sa femme vivent confortablement et donneraient à l’enfant une belle vie dès la naissance. Naja consent au sacrifice et cède au bonheur futur d’Eve : « Elle savait la reconnaissance éternelle qu’Eve aurait à son encontre, et ce lien indéfectible, infini, entre elles. […] Elle voyait la liberté que [l’enfant] aurait. Les rêves qu’il saurait réaliser. Avoir le choix, tout était là, elle qui avait toujours suivi le fil de son destin, sans broncher, sans se plaindre. »
Mais le bébé attendu n’est pas seul, et Naja donne naissance à des jumeaux. Elle gardera le plus chétif, à deux doigts de mourir dès les premières heures de vie, et laissera à Eve « le plus costaud des deux, celui qui avait respiré à la naissance. » Naja nourrira Amir, Eve élèvera Daniel : « Leur amitié était pure, troublante, elles étaient sœurs comme leurs fils étaient frères. » Deux amies et deux frères séparés dès la naissance, Eve choisissant en effet de partir vivre en Bretagne le temps de se faire un peu oublier du voisinage. Mais « on ne sépare pas des jumeaux » avait prévenu l’obstétricien. Eve reviendra dans sa banlieue et retrouvera bien vite son amie et belle-sœur Naja. Amir et Daniel seront à nouveau réunis, deux enfants dont personne ne devra savoir qu’ils sont jumeaux. Ils grandiront côte à côte, ignorant eux-mêmes le lien charnel et maternel qui les unit. Leur attitude et leur stature, il est vrai, facilitaient le mensonge : « Quand on regardait Amir et Daniel assis côte à côte, on pouvait croire qu’ils n’avaient pas le même âge. L’un restait silencieux quand l’autre réclamait, exigeait, criait avec facilité. L’un était voûté, maigrelet, comme dépourvu de colonne vertébrale, l’autre se tenait fier et droit. » Amir et Daniel « n’étaient plus jumeaux à part pour le registre de la clinique. » Le médecin lui-même avait donné un faux document à l’état-civil.
Chose promise, Eve et Kader aideront Naja et Saïd à trouver un meilleur logement, dans ces premiers HLM des années soixante, « utopie du vivre-ensemble […], tours de béton agrémentées de bassins où l’eau jaillissait en fontaines. » Des blocs d’habitation qui deviendront vite des « îles pour pestiférés et des invitations au départ. » Les Algériens de souche, et leurs enfants nés sur le sol français, seront peu à peu ostracisés et ne seront bientôt plus que des « arabes » dans bien des regards, à bien des égards. Des Algériens encouragés même au retour au pays par un Giscard « qui octroyait 10000 francs, c’est ce à quoi avaient droit tous ces gens pour laisser derrière eux vingt ou trente ans de vie. » Et qu’importent les services qu’ils ont pu rendre à l’économie française…
Les trois filles de Naja et Saïd vivront des destins différents. Maryam, l’aînée, quinze ans en 1968, année de libération des mœurs, voudra vivre libre dans sa tête et dans son corps, du moins le pensait-elle : « Mieux vaut une journée de bonheur qu’une vie entière avec la corde au cou » dit-elle à son petit frère Amir en lui racontant La chèvre de Monsieur Seguin. La malheureuse devra retourner en Algérie suivant la volonté de son père et sera mariée de force à Farid qu’elle découvre à son arrivée et doit épouser sans délai. « Dans l’intimité de la chambre à coucher, Farid fut l’auteur d’une violence inouïe. […] À 1500 kilomètres de là, la même nuit – ironie cruelle -, Sonia eut ses règles pour la première fois. Elle savait ce que cela signifiait : elle ne partirait pas en classe verte avec l’école au printemps. Puis on la marierait elle aussi. Elle décida de cacher sa puberté, de contrer la malédiction aussi longtemps que possible. » Mais Sonia parviendra à s’émanciper petit à petit des traditions, ouvrant la voie à Nour qui, elle aussi, quittera définitivement sa famille, – « Rompre avec ses parents, […] les peurs de son père, la soumission de sa mère, elle avait tout cela en horreur. Découvrir qui elle pouvait être, sans ce passé trop lourd à porter. » Elle ne supportera plus de se sentir étrangère en France où l’administration fait les pires difficultés à sa mère Naja. Fuite révélatrice de cette trouble dualité des personnes de double culture, éloignées de leur pays d’origine et renvoyées par le pays d’accueil. Saïd lui-même n’y échappe pas : « D’un côté il désirait rentrer au bled, de l’autre il rêvait que ses enfants s’intègrent. […]On le renvoyait à son étrangeté, dans le regard des Français, il était l’immigré ; en Algérie, il s’en était aperçu au mariage de Maryam, il était devenu aussi l’immigré. On ne veut pas de celui qui arrive, on en veut à celui qui nous quitte. »
Amir et Daniel ? Leurs différences physiques et psychologiques et leur milieu social ne cesseront de les opposer. Daniel, solide gaillard, joue au foot, au grand plaisir de son « oncle » Saïd qui le prend sous son aile et en particulière affection – avérée singulièrement en toute fin de récit – le temps que sa « mère », accidentée et hospitalisée, revienne d’un long coma : « Il disait à Naja avoir enfin trouvé un fils. » Amir, « trop maigre, mal fagoté avec ses vestes trop larges » est un garçon délicat et sourd aux échanges vulgaires et sexistes des gamins dans la cour de récréation. « Amir avait de la tendresse pour les femmes, il avait vu sa mère souffrir, ses sœurs trembler à l’idée de croiser la route d’un homme, il s’était juré de ne jamais faire peur à une femme. […] Il les observait avec la douceur d’un peintre qui ne voudrait pas abîmer du regard son objet d’étude.» Daniel se révèle piètre écolier dans « son établissement privé faussement ouvert, les bonnes âmes de gauche évitant l’école publique et son armada de têtes basanées. Il n’arrivait à rien, hormis les cours de sport où il excellait. Il passait son temps à se battre, comme pour expurger sa colère. […] Amir, lui, terrassait les programmes scolaires, surpassait ses camarades. Il se battait d’une autre manière. Amir s’était promis qu’il aurait les mêmes chances que Daniel, qu’il irait un jour dans les mêmes écoles prestigieuses. »
Naja, sublime figure de ce roman où les femmes rayonnent d’ardeur et de dignité, sera de ces mères courage contraintes de « quitter un pays qu’elles aimaient, suivre un mari qui trimait, perdre leurs enfants un par un, se demander si elles avaient fait le bon choix. Etre mère c’était ça, accumuler les erreurs, apprendre sans cesse, échouer encore. Les héroïnes c’était elles. » Des mères déchirées entre la France si peu reconnaissante et l’Algérie qui ne veut plus d’elles. L’Algérie, ce pays qui parle « la langue des souvenirs, a la noblesse de la Rome antique et le sang des barbares, le rire des Andalouses, la musique des Touaregs, la nostalgie facile, et cette manière de regarder vers le passé, pour ne pas s’inquiéter de l’avenir. C’est peut-être en cela qu’elle ressemble tant à la France. Les enfants d’immigrés, perfusés à la mélancolie, portent en eux l’exil et l’ancrage », tiraillés entre deux pays, ces « deux sœurs empêchées qui n’ont pas réussi à vivre ensemble mais n’ont jamais su vivre l’une sans l’autre. »
Sur une trame romanesque superbement construite, Lilia Hassaine suit, au fil de trois décennies et trois générations, la courbe déclinante de ce Soleil amer – citation du Bateau ivre de Rimbaud en exergue du roman -, un soleil brillant d’espoirs si difficiles à vivre qu’ils cèdent peu à peu la place à la désillusion, la souffrance et la désespérance, à force de mépris et d’exclusion de part et d’autre de la Méditerranée.
Ce livre délicat, bouleversant et fort, est dans la première sélection du Goncourt 2021. À juste titre, ô combien !
Soleil amer de Lilia Hassaine, Gallimard, 19 août 2021, 158 pages, 16.90 euros.
Agenda de Lilia Hassaine
- AU BATEAU LIVRE Le 7 octobre Lille SIGNATURES, DÉBATS, CONFÉRENCES.
- FAITES LIRE Les 9 et 10 octobre Le Mans SALONS ET FESTIVALS.
- JOURNÉE DU LIVRE ET DU VIN Du 9 au 10 octobre Saumur SALONS ET FESTIVALS.
- LILIA HASSAINE A FILIGRANES Le 14 octobre Bruxelles SIGNATURES, DÉBATS, CONFÉRENCES.
- LILIA HASSAINE A LA FNAC BELLECOUR Le 15 octobre à 18h Lyon SIGNATURES, DÉBATS, CONFÉRENCES.