Orgueil luciférien, It’s going to get worse and worse and worse, my friend, de Lisbeth Gruwez / Voetvolk vzw, vendredi 24 mai 2013, Le Triangle, Rennes
Agitato, biennale de danse & des arts agités
« Comment les mots investissent le corps et finissent par le posséder, l’amenant jusqu’à une transe extatique dans le but de convaincre et de bouleverser l’auditoire. La composition sonore utilise un discours du télé-évangéliste américain ultraconservateur Jimmy Swaggart. Une dizaine de phrases de l’un de ses discours y sont mixées, déconstruites, déformées et le jargon amical et pacifique cède bientôt la place à un désir compulsif de persuasion. Également inspirée par la gestuelle et les discours de dictateurs, la danse précise, tranchante, dénonce la violence et la manipulation qui se cachent dans les gestes et la voix. »
La récupération d’un discours
La récupération, la subversion, la satire des discours de dictateurs, gourous et autres leaders de sectes a déjà fait l’objet d’œuvres variées et de qualité diverse, notamment dans la scène musicale.
Par exemple, les speechs du pasteur étasunien Jim Jones, de sinistre réputation, ont été utilisés, depuis les années 1980 dans la musique industrielle de Psychic TV, Boyd Rice, le pagan-folk de Lonsai Maïkov ou la pop décadente du Brian Jonestown massacre. À chaque fois, l’objectif est ambivalent. Il s’agit, d’une part, de capter le talent oratoire de la personnalité convoquée (malgré-elle), de se réapproprier un matériau vocal puissant et grisant, par goût de la provocation, au risque de jouir de son aspect scandaleux ou morbide et, d’autre part, de tenter de décontaminer ce discours, de le déplacer de son sens initial, d’en faire ressortir la nocivité ou l’absurdité. Pour ce faire, toutes sortes de manipulations sont opérées: le son de l’enregistrement peut être altéré, dénaturé. Il peut aussi être décontextualisé par un accompagnement musical en parfait décalage. Certains s’attachent à recomposer l’agencement des mots par un système de cut-ups et samplings.
En parallèle, des musiciens, aussi iconoclastes que les premiers cités, ont voulu mettre en garde contre l’aspect totalitaire de la pop musique dans le champ de notre culture post-moderne. Ainsi l’album pre-punk the third reich‘n’roll (1976) des Residents met en garde contre la musique des Beatles et Rolling Stones qui lave le cerveau de la jeunesse du monde entier. De même, le groupe slovène Laibach reprend en 1988 le tube des Rolling StonesSympathy for the devil pour en faire une sorte de discours de généraux cyniques aux voix graves et rocailleuses, sous fond de musique martiale. Par la suite d’autres artistes, disons un peu opportunistes, comme Marylin Manson ou Rammstein vont s’engouffrer avec plus ou moins de réussite dans la brèche ouverte…
It’s going to get worse… entend poursuivre ce type de réflexion, mais en se focalisant sur un aspect que les musiciens négligent, sauf à le singer assez grossièrement en concert – chacun son métier ! –, il s’agit de l’éloquence physique, du langage gestuel qui garantit pour une large partie le succès et l’emprise du discours des illuminés manipulateurs sur les masses.
Un télé-évangéliste charismatique
Avant de décrire le spectacle de Lisbeth Gruwez, il convient de dire quelques mots du télé-évangéliste Jimmy Swaggart[1] qui joua aussi son rôle dans music industry. En effet, en 1986, il lança une campagne contre la musique rock et plus particulièrement le heavy metal qu’il qualifiait de « nouvelle pornographie »[2]. Son discours télévisuel eut un impact immédiat, et une chaine de grand-magasins en vint même à retirer aussitôt de ses bacs les disques de Mötley Crüe, Ozzy Osbourne, Black Sabbath ou Judas Priest.
En 2004, le même Jimmy Swaggart marquait son opposition au mariage homosexuel par des propos haineux d’une rare violence[3]. Ajoutons, si besoin était, qu’il faudrait être bien myope pour interpréter le spectacle it’s going to get worse … comme un énième pamphlet anti-religieux !
L’apparition
On entend comme un vrombissement de mouches, étouffé et lointain, puis un être androgyne vient se placer au centre de la scène sous un faible rai de lumière. Il est vêtu d’une chemise blanche satinée, de pantalons d’un noir mat, et de brillantes chaussures noires. Ce pourrait être l’habit d’un chanteur de jazz comme celui d’un jeune prédicateur mormon « hip ». Plus tard, après une métamorphose grotesque, les pantalons seront relevés laissant apparaitre des jambières d’un vert maronnasse tandis qu’un corset à l’élasticité organique et de couleur chair viendra s’enserrer jusqu’à la poitrine. Le style global va rappeler évidemment les uniformes fascistes et nazis. Cette association de matières, couleurs et textures diverses peut aussi évoquer, dans une version très sobre, le costume mi-parti médiéval – mélange impur d’étoffes de lin et de cuir, de végétal et d’animal – celui de joueur de flute de Hamelin.
Les cheveux, d’un noir de jais, sont lissés et forment deux bombes dissymétriques, sortes embryons de cornes[4].
Séparer pour mieux régner
La dextre s’avance lentement, les doigts joints, elle comprime et sectionne l’espace. Ce qui était, n’est plus, et l’avenir sera modelé selon son projet. La senestre, en miroir, va ensuite faire de même. L’une crée, l’autre détruit. Chacune se meut dans une relative indépendance, sauf à quelques moments de retour à la symétrie, propices à un sombre recueillement. Les mains vont désigner, niveler, ordonner, rythmer, séparer, attirer puis repousser. Puis, les mouvements des membres vont s’accélérer jusqu’à atteindre une terrible vélocité – swastika tourbillonnante – jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de suivre leurs ordres contradictoires, jusqu’à que tous les signes se détruisent et s’annihilent en un maelström confus. Puis soudain le calme revient, la roue du temps semble se figer, juste avant une tempête plus terrible encore.
Le mariage des opposés
Il fallait se positionner au plus près de la scène car l’art de la danse – qui se fait art du mime aussi – commence dès l’expression du visage[5]. Il est troublant de reconnaître les traits d’Adolf Hitler (plutôt pour les yeux et le front) et ceux de Mussolini (la bouche et le menton tout particulièrement) se dessiner sur un visage féminin doux et séduisant. Ainsi le symbole de la douceur communément associé – à tort ? – au féminin et celui de l’agressivité associée typiquement au masculin se télescopent, se superposent et le visage de Lisbeth Gruwez va exprimer ce mariage paradoxal des opposés. Deux émotions, deux concepts vont être liés pour en créer un troisième, contre-nature. Ainsi l’on va voir tour à tour s’incarner – dans un être de chair et de sang, pas juste en métaphore – le mariage de l’amour et de la haine, du désir et du dégout, du plaisir et de la souffrance, du mépris et de la compassion, du prédateur et de sa proie, de l’ordre et du chaos, etc[6].
Bientôt le corps entier va exprimer ce dépassement dichotomique. Et la résurgence de pulsions rageuses et bestiales va se confronter à la négation des instincts propice au surgissement d’un surhomme réifié et robotique.
Cette induction simultanée de concepts opposés, cette ligature des extrêmes, est sans doute une des clefs de l’écriture poétique. Elle peut aussi être un moyen pratique d’empêcher la pensée de se développer, de la maintenir dans un entre-deux inconfortable, un angle mort à l’intérieur duquel le manipulateur illusionniste pourra instiller quelque poison comme le rappelle la phrase bipolaire de Swaggart en écho – il faut l’entendre pour saisir son équilibre implacable ! : « its going to get worse and worse and worse / my friend ». Ce « choc de simplicité » est une des armes favorites des théoriciens des sectes, laveurs de cerveau et autres publicitaires. Cette arme atteint ici une précision diabolique, reste à espérer que Lisbeth Gruwez ne se fasse pas instrumentaliser par quelque tyran !
Pleins pouvoirs
Le monstre né de ces mariages contre-nature, est un être complet, un hermaphrodite père-mère, qui ne recherche pas l’altérité. Il est déjà tout, rien n’est hors de lui. Il est séduit, fasciné par sa propre force, c’est un corps submergé par l’esprit qui le possède, à la pulsation puissante comme un séisme. Il faut le voir contempler ses propres mains, jouir de leurs mouvements. Ce plaisir auto-érotique va aller croissant, va dominer tout, jusqu’à atteindre l’incandescence, jusqu’à la chute – les régimes dictatoriaux ne survivent jamais à long terme, ils sont, pour employer les mots de Georges Bataille, plus aptes à la dépense qu’à la thésaurisation[7].
La reconnaissance et l’identification
Chacun peut retrouver en cet être surpuissant et dominateur une figure familière, en fonction de son histoire et de ses références : un parent autoritaire, un professeur sadique, un employeur abusif, un enfant cruel qui piétine une fourmilière, un personnage mauvais issu de la littérature ou du cinéma[8], mais aussi – et surtout ? – une part de soi-même fantasmagorique et inhibée : le fanatique s’identifie à son idole !
Le jeu et la danse
C’est entendu, l’on peut voir en it’s going to get worse … un mode d’appréhension inédit et original des mécanismes de la séduction totalitaire et de la psychologie des dictateurs et mégalomanes, mais … où se trouve la grâce, demandez-vous ? La grâce est là, à n’en pas douter, même si les mots, saufs à abuser d’adjectifs, peinent à la décrire.
Le discours des gourous et dictateurs a certes un impact redoutable, mais il s’exprime souvent dans des effluves les plus grossiers, les plus écœurants à la manière de ces fleurs exotiques qui attirent à elles nuées de mouches en exhalant l’odeur d’excréments ou de charniers. Dans It’s going to get worse …, ce type de discours a été distillé avec soin, véritablement sublimé par la danse, transcendé en une flagrance exquise[9]. Ainsi, le spectacle ne propose pas tant de caricaturer ce discours, que d’en pointer, par l’épure, par l’art gestuel, la terrible efficacité.
Enfin, lors du final cathartique du spectacle, alors qu’Icare se consume dans les flammes, Lisbeth Gruwez semble se séparer, par quelque procédé alchimique, de son alter ego démoniaque, et c’est bien une danseuse mise en transe par sa propre volonté – pour le plaisir de l’art – qui vint s’incarner sur scène.
Réussite totale
Reste à souligner la sobre précision de l’accompagnement sonore et musical, ainsi que la qualité des jeux de lumière, sans oublier le travail remarquable des techniciens du Triangle. Tout était réglé à la perfection pour un spectacle qui n’aurait souffert aucune approximation. Dommage que le public rennais n’ait su atteindre cette perfection. S’il eut été fort mal à propos, de demander ou d’espérer l’adhésion passive et muette de l’ensemble des spectateurs, l’on aurait au moins voulu être épargné par les gloussements – produits de l’incompréhension et du malaise – de quelques étudiants désœuvrés…
Nous ne dirons rien de la beauté irradiante de Lisbeth Gruwez : s’il est une leçon, une morale, à retenir du spectacle, c’est que l’attraction de la beauté peut conduire au meilleur comme au pire.
Conception, danse et chorégraphie : Lisbeth Gruwez
Compositeur, créateur sonore et assistant : Maarten Van Cauwenberghe
Costumes : Véronique Branquinho
Lumières : Harry Cole, Caroline Mathieu
Conseiller : Bart Meuleman
Remerciement : Tom De Weerdt
Coproduction : Grand Theater Groningen, Troubleyn, Jan Fabre / Theater Im Pumpenhaus & what beside(s) death
[1] À ne pas confondre avec un autre télé-évangéliste, Peter Poppoff qui est figuré sur la pochette, peinte par Ed Repka, du disque Spiritual Healing (1990) du groupe Death. http://www.youtube.com/watch?v=LAJQOeCSs_o
[2] Voir l’article du Los Angeles Times : http://articles.latimes.com/1986-08-03/entertainment/ca-1235_1_swaggart
[4] J’ai vu notamment de telles coiffures dans des peintures de la période symboliste figurant des femmes démoniaques. Peut-être chez Adolphe Mossa, Félicien Rops ou Alfred Kubin. Cette note sera ultérieurement complétée par quelques exemples concrets !
[5] Flashback lors des premières secondes du spectacle : j’ai huit ans et je contemple un Adolf Hitler de cire au musée Tussauds à Londres. Un extrait d’un de ses discours filmés est projeté sur son visage, si bien qu’il a l’air vivant…
[6] Ma lecture du spectacle, très subjective, est sans doute influencée par la théorie du Neither-Neither d’Austin Osman Spare exprimée notamment dans The Book of Pleasure (self-love) (1913). L’on trouvera une introduction très pertinente au Neither-Neither, par le commentaire d’une illustration, vers la minute 4 du documentaire suivant : http://www.youtube.com/watch?v=NXOt215GCWI
[7] Cf. notamment La littérature et le mal.
[8] Rappel d’une lecture d’enfant : Le Docteur Fatalis, tyran de Latvérie, est radiant d’énergie, ivre de puissance après avoir absorbé les pouvoirs cosmiques du Surfer d’argent, dans un épisode des Quatre fantastiques, bande dessinée scénarisée et dessinée par deux américains d’origine juive, Stan Lee et Jack Kirby. Cf. : http://marvel.wikia.com/Fantastic_Four_Vol_1_57
[9] Et de penser à relire le roman Le parfum de Patrick Süskind, ouvrage remarquable sur le charisme et la persuasion.