Spécialisées dans la découverte hors des sentiers battus de lieux parfois oubliés, souvent insolites, les éditions Jonglez proposent une série de beaux livres autour du patrimoine abandonné. Les photographes, véritables explorateurs urbains, Roman Robroek, James Kerwin et Terenca Abela subliment des sites désertés, témoins des vies d’un pays. S’inscrivant dans la recrudescence, ces dix dernières années, de l’exploration urbaine, d’où vient cette fascination des ruines ?
Créée en 2003 et installée à Paris, la maison d’édition Jonglez est à l’image de son créateur, Thomas, passionné de voyages et de découvertes. C’est en septembre 1995, à Peshawar au Pakistan, à 20 kilomètres des zones tribales qu’il visitera quelques jours plus tard, que le jeune homme a l’idée de mettre sur papier les coins secrets qu’il connaît à Paris. De son premier guide sur les secrets de la capitale, écrit à son retour, émerge une envie qui aboutira à la naissance de sa maison d’édition, sept ans plus tard.
Dans ce désir d’exploration, les éditions Jonglez se spécialisent dans l’insolite et l’inconnu que nous offre le monde. Elles rayonnent à l’échelle internationale puisqu’elles possèdent des bureaux à Rome, Londres, Madrid, Berlin et Rio de Janeiro, publient en neuf langues et, distribuent ses ouvrages dans 35 pays.
Trois collections principales révèlent un contenu empli de lieux secrets, voire énigmatiques, de France et d’ailleurs, assouvissant la fascination intemporelle des voyageurs aguerris ou simples curieux en recherche de nouveautés. Les guides culturels « insolites et secrets », écrits par les habitants invitent à (re)découvrir une ville ou une région en s’aventurant hors des sentiers battus touristiques. Les guides « Soul » sont une sélection unique qui capte l’âme d’une ville en trente expériences exceptionnelles (bars, restos, boutiques, hôtels, spas, etc.). Et, les « beaux-livres » sont dédiés au patrimoine insolite à travers le monde. Les auteurs et artistes partent à la rencontre de lieux abandonnés, oubliés, voire interdits.
C’est justement de cette dernière que nous allons parler, celle-là même qui a attisé la curiosité de la rédaction…
Publiés entre septembre et novembre 2021, les ouvrages URSS abandonnée, Liban abandonné et Patrimoine abandonné, entre autres, reflètent l’attrait prégnant qu’exerce l’exploration urbaine sur une population de plus en plus large. Pratique développée dans les années 70-90, avec les phénomènes de désindustrialisation, ce que l’on appelle depuis les années 2000 l’urbex, de l’anglais urban exploration, a connu un regain d’intérêt dans les années 2010, notamment avec la création de nombreux sites sur le sujet. Aujourd’hui est urbex tout ce qui touche à la visite de sites en friche.
Clandestine et libertaire, la pratique n’en est pas moins façonnée par des préceptes, dont les principaux, laisser les lieux tels qu’ils ont été trouvés et ne rien emporter, œuvrent à la sauvegarde desdits sites. Des règles d’or qui sont malheureusement mises à mal par la démocratisation de la pratique…
Usines désaffectées, manoirs dépeuplés, églises abandonnées… Par ses allures de monde post-apocalyptique, la désolation et la déshérence ont toujours mystérieusement attiré. Elles ajoutent un charme indescriptible et une beauté brute à ces lieux endormis. En préservant la désuétude des lieux, la pratique de l’urbex change notre perception de ces sites oubliés dans lesquels le spectre de vies antérieures plane toujours. Il entre par les carreaux brisés d’une fenêtre, flotte dans les couloirs et imprègne les pièces désertes. Les couleurs ternies et écaillées par le temps, les murs décrépits, la décoration et le mobilier laissés à l’abandon, sont autant de traces qui prouvent une présence humaine, aujourd’hui invisible. Elle enveloppe jusqu’au squelette de l’architecture.
Empruntant la logique artistique du ruin porn, mouvement photographique qui puise sa beauté dans le déclin de villes post-industrielles telles Détroit ou Chicago, les photographes urbains Roman Robroek (Patrimoine abandonné), Terence Abela (URSS abandonnée) et James Kerwin (Liban abandonné) avancent au milieu de ces ruines étrangères. Derrière leur objectif, ils immortalisent l’histoire d’un pays tels les messagers d’une parole oubliée et se font les descendants d’une esthétique ancienne, qui prend sa source dans l’histoire de l’art, dès la Renaissance. Celle du romantisme des ruines.
Roman Robroek, « Jeter un œil derrière les portes closes d’un édifice religieux est toujours une expérience unique. » Patrimoine abandonné, éditions Jonglez. Roman Robroek, La cage aux oiseaux. Patrimoine abandonné, éditions Jonglez.
À l’instar des trois photographes, bien avant eux, le graveur et architecte italien Piranese (1720-1778), le peintre français Hubert Robert (1733-1808) ou encore les plasticiens contemporains Anne et Patrick Poirier, pour ne citer qu’eux, sont autant d’artistes qui ont puisé dans la symbolique des ruines leur source d’inspiration principale. Issue à l’origine de la culture underground, la pratique de l’exploration urbaine peut également rappeler les peintures des romantiques anglais et allemands qui reprirent, à la fin du XVIIIe siècle, ce sujet pour une peinture anti-académique, basée sur l’émotion.
Qu’ils soient antiques, médiévaux, modernes ou contemporains, les vestiges demeurent la figure du fragment et l’allégorie du temps. Les ruines mêlent savoir et imaginaire. « Comme un miroir, les ruines renvoient l’image de ceux qui les regardent : entre le souvenir de ce qui fut et l’espoir de ce qui sera, l’homme y contemple l’image familière du temps, son double », disait Michel Makarius, maître de conférences à l’université Paris-1 (Panthéon Sorbonne), dans Ruines, Représentations dans l’art de la Renaissance à nos jours (2011).
Ce reflet de notre histoire nous est aujourd’hui offert dans cette série de beaux-livres qui ne révèlent au final que quelques exemples de ces lieux « cachés juste sous nos yeux, rendus à la nature, couverts d’une épaisse couche de poussière, en décrépitude après des années d’abandon… » (Patrimoine abandonné, page 7.) Ces balades respectives dans les architectures oubliées de l’ancienne URSS, du Liban, de l’Italie ou de la Belgique, montent cette beauté crue. « Il [le photographe] raconte silencieusement les joies, les peines, les espoirs et les craintes qui ont habité les murs décrépits au sein desquels il évolue discrètement des décennies plus tard… » (URSS abandonnée, page 5.)
De son inscription dans l’empire Ottoman pendant quatre siècles à la guerre israélo-palestinienne, en cours depuis 1948, en passant par la domination française après la Première Guerre mondiale, son indépendance en 1943 ou encore les guerres civiles entre 1975 et 1990, les clichés de James Kerwin se font le témoin d’un Liban au patrimoine cruellement endommagé, voire détruit, mais toujours chéri par ses habitants. Dans cette jungle urbaine en évolution constante, il cristallise le présent de ses bâtisses désertées, véritables trésors patrimoniaux, mais dont l’avenir est moins sûr…
Liban abandonné, James Kerwin, éditions Jonglez, 224 pages, 35 €. Parution : novembre 2021. Lire un extrait
Patrimoine abandonné, Roman Robroek, éditions Jonglez, 256 pages, 35 €. Parution : septembre 2021. Lire un extrait
URSS abandonnée, Terence Abela, éditions Jonglez, 224 pages, 35 €. Parution : septembre 2021. Lire un extrait