Rentrée littéraire. Lola Lafon dans la nuit d’Anne Frank

Le 18 août 2022 paraissait Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon aux éditions Stock. D’une nuit passée dans la maison d’Anne Franck est né ce livre poignant. 

Les éditions Stock, dont on admirait naguère la collection ouverte à la littérature étrangère et joliment intitulée « Le cabinet cosmopolite » (1977-1999), ont eu l’heureuse idée, sous l’impulsion d’Alina Gurdiel, d’inviter un(e) écrivain(e) à passer une nuit dans un musée et de dire ensuite par l’écriture le pourquoi du comment de cette rencontre, en foisonnant enclos, entre rêve et délire, entre obsession et lucidité. Et l’on a vu et lu Kamel Daoud à Paris au musée Picasso, ou Zoé Valdés à Madrid au musée Thyssen. « Est-ce que cela te dirait, me demanda Alina, d’être enfermée pour une nuit dans un musée ? », se souvient Leïla Slimani, aussi déconcertée et inquiète que tous les autres visiteurs de ce musée imaginaire, et s’en allant à Venise à la Punta della Dogana pour, cloîtrée dans sa solitude, en ramener Le parfum des fleurs la nuit (2021). Et cette année-ci, Lola Lafon, dont on connaissait La Fièvre impossible à négocier ou Les Oiseaux dans la tempête qui s’annonce, et surtout La Petite Communiste qui ne souriait jamais (2014) où elle s’attachait à cette icône du sport et de l’exil, Nadia Comăneci, roumaine comme elle, s’en est allée à Amsterdam se plonger dans une autre divagation que celle des coffee shops, s’enfermant pour dix heures de nocturne solitude dans la maison d’Anne Frank, dans ce réduit, cette cachette, son Achterhuis, au cœur de l’absence, du vide, de ce cauchemar où toutes les portes se refermeront, l’enclosant dans un chant désespéré et rageur qu’elle signe sous le titre Quand tu écouteras cette chanson, brisant le silence et l’effroi.

Ce livre, dans le lieu clos d’une annexe vide de tout mobilier et de tout tableau, musée le plus paradoxal du monde puisqu’il ne contient qu’absence, est le récit d’une adolescence foudroyée et d’une sidération :

Cette nuit, je la passerai là où huit personnes, vingt-cinq mois durant, ont dû se plier au silence, en apprendre toutes les nuances, des chuchotements jusqu’aux pas feutrés en passant par l’immobilité totale

C’est « l’ardente patience » et l’ivresse rimbaldienne d’Anne Frank, entre ses 13 et 15 ans, que Lola va poursuivre et scruter, au fond de son cœur où le mimétisme fait qu’elle est et se veut cette enfant promise à l’anéantissement, et qu’elle entend sauver de l’oubli du charnier où son corps s’est fondu. Sauver ce qui reste d’elle, son Journal, unanimement célébré, devenu « Mémoire du monde » de l’Unesco, mais si souvent dévoyé, tronqué, mutilé ou nié. C’est donc à la figure d’Annelies, sa sœur « impertinente », à son « regard de ‘voyant’ », que s’attache Lola en confondant les traits de deux visages adolescents qui ont connu pareillement la dérive des continents et l’immense méchanceté des hommes qui ont enfermé cette enfant sous « un ciel proscrit », dans une chambre noire avec ce minuscule « carré de lumière » du grenier où l’adolescente recluse a vu :

le bleu magnifique du ciel, le marronnier dénudé aux branches duquel scintillaient de petites gouttes, […] le soir obscur et pluvieux, l’orage, la course des nuages

maison anne franck
Maison d’Anne Franck

Lorsqu’au terme d’une nuit de veille, elle quittera, dans l’aube blanchissante d’Amsterdam l’Anne Frank House, Lola Lafon recevra de la part du Musée :

une photo encadrée, en noir et blanc, de la fenêtre du grenier. Celle par laquelle on peut voir, en se penchant, un extrait de ciel, l’unique échappée d’un reflet

La réelle beauté d’une apparence de réalité. Mais quel monde réel était celui d’Anne Frank ? Sept minutes d’un film rescapé la montrent dans la splendeur de sa jeunesse, en short sur la terrasse de leur maison, sous le soleil et toutes les promesses du jour. Et ses visages successifs qu’on a accrochés au mur vide de sa « maison ». La seule question possible est « Pourquoi » ? Cette question est sans réponse et nous laisse définitivement hébétés : on est là au cœur de la haine du JOOD, ces quatre lettres brodées sur l’étoile jaune hollandaise qu’Otto Frank accroche à sa veste, ce que Patrick Modiano appelait « la place de l’Étoile », et qui amena le raisonnement le plus juste qui soit, chez Georges Pérec, aussi Polonais d’origine que Lola Lafon, sur cette judaïté qu’il définit, aussi lucide que définitivement perplexe ou égaré, et qui n’est :

pas un signe d’appartenance, ce n’est pas lié à une croyance, à une religion, à une pratique, à un folklore, à une langue : ce serait plutôt un silence, une absence, une question, une mise en question, un flottement, une inquiétude : une certitude inquiète, derrière laquelle se profile une autre certitude, abstraite, lourde, insupportable : celle d’avoir été désigné comme juif, et parce que juif victime, et de ne devoir la vie qu’au hasard et à l’exil

Cela pourrait être le juste commentaire de ce livre, tant l’identification est forte entre Anne Frank et Lola, issue de ce même monde juif ashkénaze (ce mot yiddish signifie « allemand »), elle dont la grand-mère s’appelait Ida Goldman, et dont le cousin n’était autre que Pierre Goldman, assassiné par des policiers d’extrême-droite en 1979, et qu’on voit surgir, anonymement, d’une page de ce livre. Le nom, pourtant, c’est ce qui reste quand le corps disparaît, et l’on entend le grand-père de Lola réciter pour seule prière les quatre prénoms de filles broyées et anéanties dans la Shoah :

Sonia Bronia Olga Chava. Des jeunes filles mortes dans un wagon à bestiaux, celui qui les conduisait au camp d’Auschwitz

Alors dans la chambre vide d’Anne Frank qui mourra à Auschwitz début 1945, Lola s’assoit par terre, au terme de l’harassante quête nocturne, et trace sur un papier le nom de cet adolescent cambodgien qu’elle avait connu, petite fille, dans la Bucarest de son enfance : Charles Chea, le fils d’un diplomate rappelé au Cambodge à l’avènement de Pol Pot :

Pour les Khmers rouges, Charles Chea ne fut qu’une tache à effacer, un cancer à éradiquer, un adolescent à abattre

Et dont elle se souviendra chaque fois qu’elle écoutera cette chanson « I started a Joke » qu’il lui chantait à Bucarest. Mais c’est justement pour cela, pour ce souvenir d’intense émotion, que Lola qui, jusqu’au bout de sa nuit, se refuse à entrer dans la chambre où Anne Frank, en rêvant d’être écrivaine, jugeait son temps et ses bourreaux, réussit enfin à affronter l’indicible, le vide, « ce qui à la fois est absent aussi bien que présent », comme disait Parménide cité en exergue :

Il m’a ouvert la porte de la chambre d’Anne Frank. Que le jeune homme lui soit une présence amicale, au travers des années qui les séparent

Car au fond, à quoi cela sert-il de lire le Journal d’Anne Frank et de faire partie du troupeau touristique du Musée où l’on ne trouve sur les murs que l’absence de la vie ? Si, au total, l’on ne voit rien et l’on n’entend rien de l’insupportable « légèreté » de cet être broyé dans la sépulture de l’oubli ? Et si l’on ne voit pas, encore et toujours, la résurgence de la bête immonde ? D’aucuns ont vu dans le Journal un témoignage d’espoir, une contribution à la paix, une foi dans « la bonté innée des hommes », et l’on se prend la tête en se disant : mais où donc ont-ils vu et lu cela, alors que les pages du Journal sont celles d’une écorchée vive ? Lola Lafon, de toute la fièvre d’écriture d’Anne Frank, choisit de nous livrer ce réquisitoire de l’adolescente contre la guerre et les hommes, daté du 3 mai 1944, quelques semaines avant sa déportation :

On ne me fera pas croire que la guerre n’est provoquée que par les grands hommes, les gouvernements et les capitalistes, oh non, les petites gens aiment la faire au moins autant, sinon les peuples se seraient révoltés contre elle depuis longtemps ! Il y a tout simplement chez les hommes un besoin de ravager, un besoin de frapper à mort, d’assassiner et de s’enivrer de violence, et tant que l’humanité entière, sans exception, n’aura pas subi une grande métamorphose, la guerre fera rage, tout ce qui a été construit, cultivé, tout ce qui s’est développé sera tranché et anéanti, pour recommencer ensuite !

Paroles prophétiques, prophète de malheur cette Anne Frank, alors qu’en ce mois d’août qui la vit partir vers la mort, aujourd’hui même, la guerre ensanglante à nouveau l’Europe et nous menace tous de l’anéantissement, du chaos. Lola Lafon, à la lumière de ce qu’elle voit dans cette absence et ce vide de la maison d’Anne Frank, éprouve un devoir de lucidité, de question et mise en question. Sa nuit au musée n’est absolument pas un beau récit avec toutes les armes, bien réelles, de la séduction stylistique et artistique. Son récit est un avertissement alors que prolifèrent les négationnistes, les « complotistes », tous les agents de la haine, à droite (et de citer la phrase malheureuse de Raymond Barre sur les « innocentes » victimes de la rue Copernic) comme à gauche quand elle entend quelqu’un, mettant en parallèle l’attentat contre Charlie Hebdo et la tuerie dans l’Hyper-Cacher, s’écrier : « Oui… mais… ça, ça n’est pas pareil… abattre des hommes et des femmes parce qu’ils sont juifs est différent ». Choix des victimes ? Choix de Sophie ? Et ce mot si haïssable de « sélection ». Alors Lola Lafon tire cette conclusion terrible en se disant heureuse que ses grands-parents (qui « parlaient russe, polonais, hébreu, yiddish et français. Ils étaient laïcs et communistes, ne fêtaient aucune fête juive. Ils s’imaginaient français ») soient morts « avant de savoir le martyre d’Ilan Halimi, l’assassinat des enfants de l’école Ozar Hatorah, et celui des hommes venus faire leurs courses à l’Hyper-Cacher ».

S’il est une leçon à tirer de cette Histoire, à plus d’un titre exemplaire, c’est précisément de ne pas mettre Anne Frank au Musée, mais d’entendre ce qu’elle dit « au-dessus du charnier » et que beaucoup ont supprimé, dévoyé ou nié : la bête immonde est là, devant nous et le néant est ouvert sous nos yeux comme une fosse immense. Lola Lafon nous le dit dans toute la beauté de son style, la vérité forte de ses mots brûlants, dans ce livre que l’on ne peut lire que d’un trait comme on avale un verre de vodka ou le cratère de ciguë.

Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson, Éditions Stock « Ma nuit au musée », paru le 18 août 2022, 252p., 19,50€

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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