Latifa Laâbissi a repris le 13 et 14 février 2014 au Triangle de Rennes sa performance Loredreamsong créée en 2011. Elle y donne à saisir qu’« on est toujours l’autre de quelqu’un ». Par la voix de figures héritées des danses macabres de Mary Wigman et de la tradition des Black faces, figures errantes et mordantes, Latifa Laâbissi et Sophiatou Kossoko nous transmettent une adresse à l’opposé du primaire.
Quelle est l’activité du fantôme ? Hanter : des espaces, des esprits, des histoires. Dériver entre le visible et l’invisible en défaisant leurs frontières. Transformer le silence en chuchotement. Au fil de leurs errances, ces deux figures porte-voix provoquent des interférences entre les discours et propagent leur « petite musique ». Comme un refrain dont on chantonne les paroles sans en comprendre le sens, une ritournelle obsédante. Loredreamsong laisse affluer les associations inattendues, les identités en trompe-l’oeil, les doubles sens. (Gilles Amalvi)
Le spectateur est rapidement assailli par la prédominance de la binarité. Tout marche par deux : les deux performeuses interprètent, en alternance, deux personnages jumeaux (deux fantômes et deux black faces). Les fantômes ont même deux paires d’yeux. Rien ne leur échappe et les mouvements des danseuses brouillent la perception que l’on a de l’avant et de l’arrière. Deux espaces : l’éthéré où la cymbale frottée accentue l’atmosphère lugubre et le charnel où des silhouettes, figées dans le contreplaqué et disposées de toute part derrière les rideaux de la scène, figurent une foule quelque peu menaçante. Deux couleurs : le noir et le blanc (excepté les grosses lèvres rouges des black faces). Deux langues : le français et l’anglais. Deux femmes : la Noire et l’Arabe. Deux parties dans le spectacle séparées par une plage de fumigènes blancs balayant longuement le sol comme une respiration. Deux chansons de Lydia Lunch : Baby faced killer et Dear Whores. Deux instruments : la caisse claire et la cymbale (à la manière de Valeska Gert). Et l’on pense à la phrase de Jean-François Steiner « Entre deux solutions, je choisis toujours la troisième ». Cette systématisation doublée d’une absence de dialogue entre les personnages (1), toujours côte à côte, renforce la perception du sentiment d’une oppressante solitude. Mais, le spectateur remarque également que le quatrième mur n’est jamais transgressé. Les danseuses ne jouent pas avec le public, ne commercent pas avec lui. Ainsi, son espace, son libre arbitre sont préservés. Sa complaisance ou son approbation ne sont jamais sollicitées. La recherche de la chorégraphe est ailleurs. Une des forces de sa proposition est que le dispositif vise à donner à voir, à dire les pièges dans lesquels on pourrait facilement se laisser prendre. Ces pièges sont exposés tel un miroir et le miroir ne juge pas, il réfléchit.
On pourrait voir dans la saynète des carnets noirs l’utilisation des origines de Latifa Laâbissi et Sophiatou Kossoko. Mais les fantômes de la Totentanz (danse macabre) de l’expressionniste Mary Wigman et la cymbale et la caisse claire à la manière de Valeska Gert, les black faces très en vogue aux États-Unis au début du XXe siècle – auxquels elles intègrent le maximum d’attributs racistes (2)-, la poésie furieuse de l’égérie punk Lydia Lunch, sont autant d’affirmations de la recherche d’un anti-auto-centrisme.
C’est, bien au contraire, sur le voyage vers l’autre qu’elles s’appuient. La troisième solution ? Dans un premier temps, les fantômes vont progressivement hanter-pénétrer le discours des black faces. Mais c’est sur un retournement de situation que la performance se termine. Les interrogations et la langue des deux femmes, devenues combattantes, se transmettent maintenant aux fantômes.
La danse, la musique et la poésie, formes ultimes de l’art comme invitations à la transformation de soi vers un ailleurs. L’autre.
Notes
1. Avec pour paroxysme la saynète des femmes noires et des femmes arabes au cours de laquelle est énoncée par les deux performeuses, en même temps, une cacophonie de lieux communs.
2. Jusqu’aux fesses à demi dénudées. Latifa Laâbissi confie que dans l’iconographie raciste revient avec insistance le fait que les femmes noires ont des « culs de singe ».
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