Trente ans ! Il a fallu attendre trente ans pour que George Miller revienne à ses premiers amours et lâche Mad Max Fury Road, nouvel épisode de la saga. Mais au lieu de faire revenir Mel Gibson, némésis aussi excitante que casse-gueule, le cinéaste a préféré privilégier une autre voie, autrement plus libre. Une voie en phase avec le cœur du projet : la franchise.
George Miller, on ne le dira jamais assez, est un cinéaste qui compte dans la cinématographie internationale contemporaine. Il a livré des projets cultes, notamment les Mad Max dont le premier opus s’est vu auréolé d’une interdiction aux moins de 18 ans en France et d’un Prix spécial du jury lors du Festival d’Avoriaz en 1980 ; le deuxième volet est régulièrement classé parmi les meilleurs films de tous les temps – les listes d’Empire, d’Entertainment Weekly et du New York Times en sont témoins – ; on passera sur le numéro trois plus célèbre pour la coupe de Tina Turner que pour ses qualités cinématographiques… Surtout, George Miller arrive à proposer des objets sincères et attractifs pour tous. Un épisode de La Quatrième dimension (projet collaboratif réunissant, excusez du peu, Steven Spielberg, Joe Dante et John Landis), Les Sorcières d’Eastwick (comédie dingue au casting quatre étoiles), Lorenzo (drame déchirant renversant les codes narratifs et émotionnels), Babe, un cochon dans la ville, Happy Feet 1 et 2 (tous les trois projets bien plus sombres que leur identité « enfantine » laisse suggérer). Voilà une cinématographie des plus respectables. Le réalisateur australien est un authentique touche-à-tout qui, pourtant, révèle une cohérence thématique palpable : la solitude d’un être parmi le groupe. En artiste consciencieux, le cinéaste va engager Mad Max Fury Road dans l’exploitation de cette dimension jusqu’à un paroxysme inégalé.
La première séquence, d’ailleurs, ne montre que cela. Grâce à ce plan large d’un homme dans le désert tellement iconique (la voiture, les costumes, la voix-off) qu’il arrive à faire immédiatement oublier au spectateur trente ans d’attentes interminables, de frustrations quant à des versions avortées et de fantasmes sur la mise en chantier du projet, le réalisateur nous rappelle l’un des enjeux de son cinéma : comment doit se placer le personnage pour survivre ? Le hors-champ qui va contaminer cette image va donner la réponse : il ne peut que fuir. Introduction parfaitement fascinante par son usage élémentaire du cadre cinématographique, autant dans ce qui se passe dans l’écran que dans la tête du spectateur. Ce premier moment pose directement Mad Max Fury Road comme un objet dont on ne reviendra jamais indemne. En cinq minutes, George Miller vient de mettre un énorme coup de pied dans la fourmilière du blockbuster en assommant tout ce que le cinéma d’action a fait depuis une bonne décennie. Oubliez les crétineries de Michael Bay (la série des Transformers), les pétrolettes des Fast And Furious, les « Marvel-eries », les « Roland Emmerich like », les bouffonneries mythologiques (Le Choc des titans, Exodus pour ne citer que ces exemples). Il n’y a qu’un roi qui siège sur le trône de l’actioner. Et il s’appelle Max.
En effet, à la sortie de la projection, le spectateur ne peut que ressentir une sensation de plénitude quant au spectacle proposé. Métrage physique voire même premier, Mad Max Fury Road ne s’embarrasse jamais de superflus. Production design réelle dans le sens où le film n’a que peu utilisé de l’effet spécial pour construire son univers filmique, cascades hallucinées et hallucinantes menées de main de maitre par une équipe technique complètement tarée – le terme n’est pas trop fort –, on n’avait pas vu une telle débauche depuis Une Journée en enfer de John McTiernan , Terminator 2 de James Cameron, voire même Sorcerer de William Friedkin. Mad Max : Fury Road pue le cambouis brûlé, le pneu éclaté, la carrosserie pliée et les 150 000 000 de dollars de budget se ressentent à chaque pixel de l’image. Inutile de citer des instants géniaux (même si la course au crachat de nitro s’avère précieuse), ils sont tellement nombreux et, surtout, ils sont déjà cultes. Mieux encore, il arrive à faire ressentir une véritable expérience cérébrale à son spectateur. Proposant le nombre affolant d’environ 2700 plans (un film standard en comporte environ 600), on aurait pu craindre un métrage fatiguant. Or, il n’en est rien, le mérite en revenant à la science du cadre et du montage de son instigateur. Le cerveau du spectateur est pris tel un muscle qu’il faut alimenter pour le faire travailler – ultime preuve de la générosité d’un metteur en scène au sommet de son formalisme.
Néanmoins, donner du spectacle ne suffit pas à George Miller pour faire un bon film. Avec son scénario faussement binaire, Mad Max Fury Road arrive à brouiller les pistes. On pourrait croire le projet bas du front tant les poursuites prennent le devant de la scène (trois quarts du métrage, au bas mot). Pourtant, ce serait oublier l’extraordinaire capacité du cinéaste à enclencher une thématique avec une économie de moyens palpable. Simplicité. Efficacité. Monstruosité. Il ne lui suffit que d’un plan pour comprendre que ce monde post-apocalyptique est malade, au sens physique du terme. Les humains ne ressemblent plus à des humains. Gangrénés, mutilés, écervelés, ils ne disposent plus que de leur cerveau reptilien pour survivre (le « peuple d’en bas », terreau infertile d’une société hyper verticalisée, Fritz Lang n’est pas loin). Enfermées, asservies, machinisées, certaines personnes, quant à elles, ne sont plus que des outils à la merci d’un chef (les « femmes du harem » dont leur beauté, nécessaire, est un corollaire de l’objectif aryen de la construction d’une élite). Cependant, une telle attitude formelle envers ces hommes et ces femmes n’en demeure-t-elle pas moins condescendante ? La réponse est bien évidemment négative. A quoi bon sur-signifier une condition humaine avilissante si ce n’est pour tomber dans l’écueil du voyeurisme patenté ? George Miller, en fait, préfère finalement leur rendre grâce en leur donnant une place frontale dans l’image puis dans l’action, quitte à ce que celle-ci ne soit que brève. Il vaut mille fois mieux cette posture qu’une présence floutée dans une profondeur de champ qui ne voudrait plus rien dire ou des discours pseudo-philosophiques que ne refléteraient que le cynisme d’une époque malveillante envers sa population.
Si Immortan Joe est un méchant flippant, charismatique et badass au possible (clin d’oeil sympathique, il est incarné par Hugh Keays-Byrne, déjà présent dans Mad Max 1), le réalisateur est avant tout un humaniste. Et, au-delà de son amour du peuple, il s’attarde sur des figures tutélaires des plus impressionnantes. Si Max Rockatansky fait partie de l’aventure (Tom Hardy, au sommet de sa présence), ce n’est pas forcément vers ces protagonistes que le réalisateur a envie de s’attarder. Personnage mythologique du cinéma, George Miller n’est pas sans se douter que le spectateur le connait un minimum. De fait, et à titre exemplaire, il faut prendre comme une immense marque de respect envers l’auditoire cette ellipse lors du combat entre lui et les poursuivants lors de la séquence du marécage. Pas besoin d’en faire des tonnes avec lui puisque le spectateur SAIT. On aurait pu croire à un affrontement dantesque. Il y aura simplement ce témoignage évident porté par cette idée sublime de découpage car jouant pleinement sur le plateau de la mythologie et de la connaissance. Métrage généreux par certains points, déceptifs par d’autres, Mad Max : Fury Road joue la carte de l’entre-deux pour, non seulement s’amuser « primairement » avec son spectateur, mais le faire réfléchir sur sa propre capacité à entrer dans un univers. Allons ailleurs, nous dit finalement George Miller pour retrouver le protagoniste incandescent du projet : l’Impératrice Furiosa. Porté par une Charlize Theron tout simplement géniale, ce personnage est bel et bien celui qui va prendre en charge le récit. La fuite vient d’elle (la désobéissance à la société patriarcale) ; la recherche d’un lieu meilleur vient d’elle (l’identification en tant que conductrice – le coupe-circuit -, géographe – maitrise constante de l’espace – et leader – incroyable baston à trois où chaque coup fait changer d’enjeu dans l’identification des personnages) ; la construction d’un futur ouvert aux possibles ne pourra venir que d’elle (sublime plan final, difficile à battre en 2015).
Mieux vivre. Tel est le leitmotiv de ces fuyards qui ne veulent plus de la dictature d’Immortan Joe qui a su rassembler l’humanité sous son joug. Ses War Boys totalement sous contrôle psychologique ne sont là que pour le rappeler. D’ailleurs, au-delà de leur dévotion guerrière aux limites de l’auto-destruction, ils ne savent même plus quelle est leur identité profonde. Influencés par ce que l’humanité a su créer (mythologie païenne – le valhalla –, consumériste – le McFestin – et narcissique – « Be My Witness »), ces combattants ne sont que des pions dans le système de ce chef qui a synthétisé l’univers pour mieux perdre tout le monde et asseoir sa domination. En mode Worst Of. Prendre la route pour les héros permet donc de s’ouvrir mentalement. Surtout, c’est un acte nécessaire pour se solidariser, arriver à se connaître et, ainsi, se stabiliser. Car oui, derrière le mouvement, Mad Max Fury Road ne tend qu’à une chose : se poser quelque part. « Home ». Le terme est énoncé ; la trajectoire est tracée ; la finalité est devinée. En bon cinéphile, le cinéaste croise son actioner avec le genre du mouvement par excellence, le western, notamment classique. Les analogies sont nombreuses autant formellement (le canyon, la diligence) que discursivement (les bons héros ne souhaitent qu’apprivoiser un espace, vierge de préférence, qui deviendra le leur). Or, la saga Mad Max n’est pas reconnue pour son optimisme béât ; ce quatrième volet ne déroge pas à la règle. Pas de place pour la nature ; pas de place pour la culture. La déception derrière cette recherche du bonheur n’en sera que plus grande. Dès lors, que faire ? Attendre que mort s’en suive ? Trop peu pour Furiosa et ses acolytes qui ne trouvent leur existence que dans et par l’action. Alors, retournement. De situation. De position. De « westernisation ». A l’instar de La Horde sauvage de Sam Peckinpah, sans doute l’un des plus grands westerns jamais réalisés, il va falloir revenir, déconstruire (pour ne pas dire anéantir) pour mieux reconstruire. Mais là où le grand Sam ne voit plus une once d’humanité dans son époque, George Miller, lui, veut encore y croire.
Mad Max Fury Road était attendu et il ne déçoit pas. En combinant cette forme excitante et ce fond salvateur, le réalisateur nous rappelle qu’il est bien l’un des plus grands artistes cinématographiques contemporains. Et ce film de se poser comme l’un des plus grands métrages d’action de ces, au moins, quinze dernières années.
[youtube http://www.youtube.com/watch?v=mtolAJbj44s]
Titre original et français : Mad Max Fury Road
Titre québécois : Mad Max : La route du chaos
Réalisation : George Miller
Scénario : George Miller, Brendan McCarthy et Nick Lathouris
Direction artistique : Russell De Rozario
Décors : Colin Gibson
Costumes : Jenny Beavan
Photographie : John Seale
Montage : Margaret Sixel
Musique : Junkie XL
Production : Doug Mitchell (en), George Miller, P. J. Voeten
Société de production : Kennedy Miller Productions
Distribution : Warner Bros.
Budget : 150 millions de dollars américains
Pays d’origine : Australie, États-Unis
Langue originale : anglais
Format : Couleur – 35 mm – 2.35:1 – son Dolby Digital, Datasat, SDDS et Dolby Atmos
Genre : science-fiction dystopique, action, road movie
Durée : 120 minutes
Dates de sortie4 :
Drapeau des États-Unis États-Unis : 7 mai 2015 (avant-première à Hollywood)
Drapeau de la France France : 14 mai 2015 (sortie nationale et présentation au festival de Cannes 2015 en sélection officielle hors compétition)
Tom Hardy (VF : Jérémie Covillault) : Max Rockatansky
Charlize Theron (VF : Barbara Kelsch) : Imperator Furiosa
Nicholas Hoult (VF : Emmanuel Garijo) : Nux
Hugh Keays-Byrne (VF : Gabriel Le Doze) : le colonel Joe Moore dit « Immortan Joe »
Nathan Jones (VF : Gilles Morvan) : Rictus Erectus
Josh Helman (VF : Jean-Alain Velardo) : Slit
Rosie Huntington-Whiteley (VF : Daniela Labbé Cabrera) : Splendid Angharad
Riley Keough (VF : Delphine Rivière) : Capable
Zoë Kravitz (VF : Marie Tirmont) : Toast the Knowing
Courtney Eaton (VF : Zina Khakhoulia) : Cheedo the Fragile
Abbey Lee Kershaw : The Dag
John Howard : Le Mange-Personne
Sean Hape aka iOTA : Le guitariste lance-flammes (The Doof Warrior)
Richard Carter : Le meunier (en v.o. The Bullet Farmer)
Angus Sampson (VF : Loïc Houdré) : Organic Mechanic
Megan Gale : Valkyrie
Jennifer Hagan (VF : Marion Loran) : Miss Giddy
Gillian Jones : Vuvalini
Joy Smithers : Vuvalini
Melissa Jaffer