Dans son nouveau livre Mains, fils, ciseaux, Norbert Czarny reconstruit avec les yeux d’un enfant qui observe l’histoire de ses parents, meurtris par la Seconde Guerre mondiale. À la manière de son père et de son grand-père, tailleurs de métier, il déroule le fil de ses souvenirs et, stylo à la main, réinvente celui du récit.
Czarny, un nom qui claque et qu’on retient. Surtout si l’on a appris à peiner et suer sur la fameuse École de la vélocité ou L’Art de délier les doigts (Schule der Fingerfertigkeit) du plus grand pédagogue, au XIXe siècle, du piano, Carl Czerny. Mais Czerny n’est pas Czarny, pas plus que Lissac n’était Isaac, comme le proclamait ce lunettier de Paris qui n’entendait pas être déporté sur une erreur onomastique. Il est si facile de se tromper, de broder sur des lettres difficiles (« parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles », disait Aragon dans son poème « Affiche rouge »). Le récit qui est présenté ici est une variation couturière en même temps qu’un parcours de vie. Un faufil d’une histoire vraie. Chaotique, elle est mal cousue, mais par la grâce de l’auteur, fils et petit-fils de tailleur, nous avons là du cousu main.
Norbert Czarny est une signature connue pour tous ceux qui lisent le bi-hebdomadaire en ligne En attendant Nadeau, qui a succédé à feu La Quinzaine littéraire, dont il a toujours été l’un des fleurons, fervent critique des livres contemporains, d’où qu’ils viennent, d’où qu’ils parlent. Enseignant de français, il est aussi l’auteur d’un récit, Les Valises (Lieu commun, 1999), où l’enfant qu’il fut entend y enfermer pour mieux les conserver « une masse de souvenirs » et « des récits longuement écoutés ». Et maintenant, au sommet d’une vie de plume, il étale sur son écritoire, à l’instar de son père et de son grand-père mettant la main aux fils et armés de ciseaux pour tailler le costume du siècle, la feuille blanche de sa mémoire, soucieux de retrouver les mots, les noms, les horreurs, les errances. C’est à la migration d’un récit que s’attache ici, telle une petite main de Balenciaga ou de Schiaparelli, le scribe. Retrouvant les gestes de son tailleur de père et attentif au nomadisme du récit de sa mère, qui fut une enfant cachée, le voilà dessinant, traçant, découpant, rassemblant les empiècements d’une histoire familiale marquée par la guerre et la Shoah. Et par cette écriture mémorieuse, comme tant d’autres qui luttent contre l’oubli des horreurs et ravivent la honte des chemises noires et des uniformes vert-de-gris, il rend aux siens cet hommage qui « est toujours une façon d’aimer ».
« J’aime les noms propres », écrit-il d’emblée. « Je veux les préserver de façon précise, maladive… Je passe des heures à vérifier un nom de lieu ou de personne ». Justement le prénom du père, qu’on appelle Serge. En fait, Salomon Serge, « une invention française », dit-il. Ce « Monsieur Serge », comme l‘appelaient ses clients, se nommait du double prénom que ses parents lui avaient donné en 1925 : « Sabbataï Samuel », mais c’était là une traduction du yiddish « Szabsa Szmul », identité qui figure sur la liste d’arrivée au camp d’Auschwitz l’été 1944, une identité qui deviendra, gravée sur son avant-bras « A17602 ».
On se souviendra que Simone Veil, déportée à la même époque, fit graver sur son épée d’académicienne une même identité concentrationnaire. Prénom finissant dans la dépersonnalisation voulue par les nazis, l’être humain, cette chose, « Se questo è un uomo », dira Primo Levi. Le père de Norbert s’appelait alors, à voix haute : A siebzehntausend sechs hundert zwei. Mais sur sa tombe ne figure que le prénom/surnom qu’on lui donnait : « Salek ».Tous les noms, tous les visages du père, si caractéristique de cette Mitteleuropa qu’il en parlait toutes les langues :
« Il parle le polonais de son pays natal, de ses parents, de ses amis… Il parle le yiddish. Il a entendu l’allemand que son père pratiquait à Berlin… cet allemand devenu langue de la destruction, langue traduite en insultes et en coups… Il apprendra l’anglais… Il apprendra le français pour dire à celle qu’il aime les mots qui comptent. »
Car sa mère est française et lorraine de Metz. Elle s’appelle Dora, mais on l’appelle Dola, elle parle couramment l’allemand, et cela la sauvera quelquefois de la fureur des envahisseurs : « La fillette, qui est bilingue, fait l’interprète pour des soldats allemands courtois et avenants. Ils louent son talent et la rétribuent en bonbons. » Mais cachée en Sologne chez les Mercier – des Justes – elle deviendra Thérèse. Et il y a aussi la grand-mère qui, dans son souvenir, ne sait que dire « Schnee… schnee », ce mot qu’elle répète sur son dernier lit à l’hôpital :
« A-t-elle oublié la bourgade de Galicie, la chaussée boueuse, la nuit sans fin, les hordes de cosaques, les troupes austro-hongroises, la fuite vers le cœur de l’Empire vacillant… ? Ma mère, fille de cette orpheline, aura souvent froid. L’absence des êtres chéris la fait frissonner et trembler. »
C’est pourquoi sa mère a placé dans l’ouvrage de Serge Klarsfeld, le Mémorial de la Déportation des enfants juifs de France (1994), qui recense pas moins de 11 000 enfants déportés, « de petits bouts de papier déchirés en guise de marque-pages… Tous les jours, elle sortait l’énorme volume. Elle reconnaissait un visage, un autre, elle se rappelait une rencontre, des jours passés avec ces enfants… »
« J’ai grandi dans l’atelier de mon père », écrit Norbert Czarny qui entend justifier son récit et le titre qu’il lui donne. Et cet enfant avait une bonne oreille, meilleure que celle de son père, l’oreille droite, qu’un soldat nazi fracassa sous sa matraque. Alors il écoute, il retient, il prend note. « La machine à coudre avait des crépitements de mitrailleuse », écrit-il. Il se souvient de Pithiviers où fut raflé, pour disparaître, son grand-père maternel, dans cette rafle affublée du si joli nom de « Vent printanier ». « Comme si l’image poétique effaçait le crime », note le professeur Czarny. L’enfant écoute et il voit, et il nous brosse cette scène stupéfiante, une des plus belles et terribles pages de ce livre :
« Une nuit, c’était à Birkenau, dans l’obscurité la plus totale, l’ami Charles a vu passer, solennelle, comme s’ils se rendaient vers quelque cathédrale ou temple, une procession de jeunes garçons tous vêtus d’aubes blanches semblables à des communiants catholiques. Ces enfants originaires de Lituanie marchaient, tenant à la main un cierge, encadrés de quelques gardes en uniforme noir. Ils avançaient vers les flammes qui les engloutiraient d’ici peu. »
Mais cet homme qui a tout vu par les yeux de ses parents, meurtris par la guerre, la destruction, l’anéantissement, la fuite et les migrations, est éminemment sensible aux drames actuels où l’on voit, désormais, tant de bannis, proscrits, exclus braver les flots et les frontières, au prix de leur vie, pour gagner un coin de sol où survivre. Et c’est alors à l’indifférence de la plupart que s’en prend cet humaniste :
« Quelle forme donner au récit d’une vie ? Quel lien avec ce qui nous arrive ? Les va-nu-pieds, les errants et fugitifs, les spectres marchent en un flux incessant, et nous regardons ailleurs. »
C’est aussi pour cela, pour ce regard au-delà des misères personnelles et des tragédies qui l’ont touché, au point de participer par son récit, filmé et enregistré, au « Mémorial de la Shoah » où il sera « la voix de [sa] mère durant deux heures », que Norbert Czarny nous touche et nous convainc, et c’est pour cela que ce récit est à lire dans l’urgence et le partage, dans l’émotion et la sympathie.
Norbert Czarny, Mains, fils, ciseaux, éditions Arléa, 2023, 180 p., 17 €
Jean-Louis Coatrieux a traité de thèmes semblables dans Cours, Mounia, sauve-toi (Riveneuve, 2018), Tu seras une femme, ma fille (Riveneuve, 2022), Parle-moi, s’il te plait (La Part Commune, 2022). Les ouvrages sont à découvrir sur Unidivers.fr :