La Maladie blanche est une pièce de théâtre écrite en 1937 par le romancier tchèque Karel Capek. En pleine menace d’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne nazie, l’intrigue reproduit les diverses réactions devant la propagation d’une lèpre mystérieuse qui n’atteint que les personnes âgées de plus de quarante-cinq ans.
Karel Capek est surtout connu pour deux choses : son roman de science-fiction intitulé La guerre des salamandres et sa pièce R.U.R. pour laquelle il a créé le terme « robot », dont on connaît la fortune. Cependant, il est l’auteur au total de six œuvres théâtrales, sept romans, cinq récits de voyage, six recueils de nouvelles et autres textes journalistiques.
Dans La Maladie blanche, une lèpre mystérieuse, caractérisée par l’apparition sur le corps d’une première tache blanche, se répand dans le pays puis l’Europe. La panique suit de près l’épidémie. Malgré cela, le gouvernement, dirigé par un maréchal-dictateur, se prépare à une guerre d’attaque et ne se soucie guère de l’avancée de la maladie. Les jeunes générations seront épargnées ; tant pis, si ce sont les personnes d’âge mûr et avancé qui décèdent.
Toutefois, un médecin de quartier, le docteur Galen, a découvert le moyen de stopper l’infection. Mais ses convictions idéologiques sont si marquées qu’il en relativise l’universalité du serment d’Hippocrate en demandant à chacun de ses patients de lui apporter les justificatifs de ses revenus. Galen ne veut soigner que les pauvres. Il raisonne de la manière suivante : il soignera tout le monde à la seule condition que le gouvernement cesse immédiatement ses préparatifs de guerre. En privant les nantis de toute possibilité de guérison en cas de contamination, il espère que ceux-ci convaincront le pouvoir de changer d’avis.
La première représentation tchèque de La Maladie blanche fut un succès. Max Brod et Thomas Mann l’encensèrent tandis que la droite et l’extrême-droite tchèques la condamnèrent (bien que Karel Capek ait également écrit un texte, en 1924, dans lequel il explique pour quelles raisons il ne saurait adhérer au communisme). Par la suite, la pièce fut jouée (avec le même succès) à Londres.
Reflet d’une Europe en chute libre à quelques années du déclenchement de la seconde guerre mondiale, La maladie blanche est une œuvre à l’humour grinçant qu’on peut évidemment aborder pour elle-même, mais aussi avec une lecture parallèle de deux autres pièces, le célèbre Rhinocéros, d’Eugène Ionesco, et Le Goûter des généraux, de Boris Vian.
Si le nom Galen fait penser au médecin romain antique du même nom, le praticien de l’intrigue fait preuve d’un pacifisme au final assez machiavélique. Dans cette histoire, il n’y a pas de héros, il n’y a que des hommes et des femmes hébétés par la routine de l’existence, le discours médiatique ; on y trouve également des opportunistes militaires, économiques et académiques. Quelle que soit la classe sociale examinée par Capek, tous sont prêts, d’une manière ou d’une autre, à utiliser l’épidémie à leurs propres fins. Ce sont autant de compromis avec une situation dont l’emballement possède quelque chose d’hypnotique. À moins que le stratagème de Galen porte ses fruits ?… Mais la bactérie du totalitarisme peut-elle être stoppée ?
Cette pièce en trois actes et quatorze tableaux reste aussi actuelle que le fanatisme, le goût du pouvoir, l’hypocrisie et l’éternelle capacité de se trahir, toute honte bue, et de fermer les yeux sur ce qu’on ne veut pas regarder en face. Sa fin s’ouvre sur une massification désespérante : à la prolifération de la bactérie se joint la prolifération des foules endoctrinées, en une saisissante mise en abyme de l’effet visible et de la cause invisible mais dont la toute première manifestation métaphorique, sous forme d’une petite marbrure de l’épiderme, n’a pas manqué d’avoir les conséquences que l’on sait au vingtième siècle. À ce titre, il ne serait peut-être pas non plus inutile de lire (ou relire) l’essai d’Elias Canetti intitulé Masse et puissance.
Karel Capek, décédé le 25 décembre 1938, n’a pas vu l’accomplissement de sa pièce prophétique, mais il nous a prévenus. Son frère Josef, qui était peintre et aussi écrivain, mourut au camp de concentration de Bergen-Belsen.
LE PERE, se versant un verre.
Chef de la comptabilité chez Krüg ! Ma petite, ce sont des millions et des millions en chiffres que je vais brasser tous les jours ! C’est pas n’importe quel petit morveux qui peut faire ça. Qui raconte que les gens de cinquante ans sont inutiles ? Je vais leur montrer, moi, qui est inutile ! (Il boit.) Qui aurait pensé, il y a trente ans, quand je suis entré chez Krüg, que je deviendrais un jour chef de la comptabilité ! C’est une belle carrière, maman. Mais c’est vrai que je me suis éreinté au boulot et que j’ai servi honnêtement la firme… Le baron Krüg s’adresse à moi en me disant « mon ami », et pas « monsieur un tel » comme avec les jeunes. « Mon ami, en attendant, vous allez diriger la comptabilité. » — « Très bien, monsieur le baron. » C’est comme je te le dis. Tu sais, ce poste-là, il y avait au moins cinq collègues qui avaient l’œil dessus. Mais voilà, ils sont tous morts. Et tous de la maladie blanche. On dirait presque…LA MERE
Quoi ?LE PERE
Rien, une idée… Ajoute à ça que notre fille se marie maintenant, puisque son fiancé a trouvé une place. Et le garçon qui va entrer dans l’administration aussitôt qu’il aura passé ses examens… Tu sais, je le dis comme je le pense : cette lèpre, c’est une bénédiction de Dieu.
Karel Capek, La Maladie blanche, éditions de la Différence (coll. Minos), préface et traduction du tchèque d’Alain van Crugten, 160p., 7€.