« J’ai fait un rêve ». Ainsi commence chacune des nouvelles de Natsume Soseki repris par la mangaka Kondô Yokô. Plus d’un siècle après leur publication dans le journal Asahi, le manga Dix rêves dix nuits publié aux éditions Philippe Picquier plonge le lecteur dans l’univers à la fois cauchemardesque et poétique d’un des plus grands écrivains japonais. Attention, risque d’angoisse avant d’aller se coucher !
« Une chose effrayante, si on la regarde telle qu’elle est, devient un poème » Natsume Soseki, Oreiller d’herbes (chapitre 3)
Il est l’heure de plonger dans les ténèbres de la nuit de l’ère Meiji avec le nouveau manga proposé aux éditions Picquier Dix nuits dix rêves… avouons que les histoires de fantômes japonais sont certainement les plus effrayantes, les films cultissimes The Ring et The Grudge en sont la preuve flagrante (les versions originales bien entendues…). Issus de légendes, contes et superstitions nippones, ils ne sont que le résultat de l’influence ancienne que constitue la littérature classique japonaise et des maintes prouesses filmiques développées dans les années 50, la référence en la matière étant le long métrage The ghost of Yotsuya de Nobuo Nakagawa (1959).
Les éditions Philippe Picquier récidivent avec Dix nuits dix rêves. Après Je suis un chat — un célèbre roman autobiographique illustré par Tirol Cobato en 2016 — dix nouvelles indépendantes publiées dans le journal Asahi en 1908 sont à leur tour mises en images par la mangaka Kondô Yôko. Pilier de la littérature du soleil levant de la fin du XIXe siècle, le travail d’écriture de Natsume Soseki — de son vrai nom Kinnosuke Natsume — était représentatif de la transition du Japon vers la modernité, pendant l’ère Meiji entre 1868 et 1912 (son portrait figure même sur les billets de 1000 yen c’est pour dire)
Qu’est-ce qu’un rêve si ce n’est la construction de l’imagination à l’état de veille, destinée à échapper au réel et à satisfaire un désir ? Un homme au chevet de sa femme, un samouraï qui peine à atteindre l’éveil et subir les railleries du moine… chaque nouvelle se matérialisent, sortent des tréfonds de l’ère Meiji et envoûtent le lecteur dans une ambiance irréelle et mystique. Elles se transforment en songes — ou plutôt cauchemars — sous les dessins de Kondô Yôko et se dissipent dans le trépas d’un être cher.
Durant dix nuits, l’amour côtoie la mort et la tragédie submerge les pages encrées. À la fois sombre, poétique et insolite, les ténèbres se terrent dans un coin — dans une forêt, une chambre, un bateau… – et surgissent dans la simplicité du trait de Kondô Yôko. La mélancolie de l’écriture pré-moderne de Natsume Soseki se transmet alors et s’épanouit dans des dessins sans fioritures. Le contraste du noir et du blanc, le travail de la lumière et l’obscurité, accompagne le texte sans prendre le dessus sur l’histoire, une neutralité graphique qui peut désarçonner les adeptes de manga au premier abord. Souvenirs enfouis, désirs cachés… chaque nouvelle se trouve à mi-chemin entre des morceaux de vie capturés et des contes moraux, une adaptation entre la réalité et le fantastique.
Les pages graphiques de Kondô Yôko sont parfois enrichies de dessins aux références subtiles à l’estampe japonaise. Une influence qui dynamise et contraste avec le style initial des dessins — plus occidental — pour un résultat ensorcelant !
Sôseki (1867-1916) est un des plus grands écrivains de l’ère Meiji. Auteur d’une œuvre à l’humour acéré, audacieux et intransigeant dans ses idées, il a également capturé dans des haïkus la grâce des instants vécus. Déjà parus aux Editions Picquier dans la collection Manga : Je suis un chat, La Porte.
Kondô Yôko est née à Niigata en 1957, elle est auteure de mangas. Un intérêt pour l’ethnologue de la première moitié du XXe siècle Orikuchi Shinobu la pousse à s’inscrire à l’université du Kokugakuin. C’est pendant ses études qu’elle fait ses débuts comme mangaka. Elle tire parti ses connaissances en ethnologie pour adapter de nombreux contes moraux ou contes édifiants anciens. Elle adapte également plusieurs romans de Sakaguchi Ango : Princesse Yonaga et l’homme-oreille, Dans la forêt des cerisiers en fleurs, Une femme et la guerre d’Ango Sakaguchi qui paraîtra aux Editions Picquier en 2019.
Dix rêves, dix nuits. Textes de Natsume Soseki illustrés par Kondo Yôko. Traduit du japonais par Patrick Honnoré. Éditions Philippe Picquier. 160 p. 15,50 €.
https://vimeo.com/29461798