Jean-Charles Hue a toujours nourri un rapport de proximité avec les communautés nomades. Après avoir réalisé plusieurs courts-métrages expérimentaux en Espagne autour de l’univers gitan, il s’était attelé, en 2011 à représenter le monde Yéniche avec La BM du seigneur. En 2014, il revient avec Mange tes morts, nouvelle exploration d’un monde qu’il connait donc bien et qui s’annonçait particulièrement excitante.
Cette connaissance approfondie constitue un atout indéniable dans le montage de projets iconoclastes. En effet, rares sont les cinéastes français qui souhaitent prendre à bras le corps une communauté mystérieuse et à la réputation tendanciellement sulfureuse. Tout juste a-t-on la possibilité de voir un film de Tony Gatlif pour s’initier à ce microcosme. Jean-Charles Hue ne l’entend pas de cette oreille, veut aller au bout de cette thématique humaine et se propose, ainsi, d’être un réalisateur à part dans le petit monde bien confortable du cinéma hexagonal. Cette posture puissante, rebelle, salvatrice est bien plus qu’une qualité qu’il faut saluer. Elle est un sacerdoce qu’il faut protéger.
Mange tes morts, déjà en raison de cette identité de son initiateur, est un projet à défendre qu’il sera difficile de critiquer. Néanmoins, si la compétence du cinéaste est importante, elle n’a pas le monopole de la construction d’un film qui doit également exister par lui-même. Heureusement, ici, le cinéma n’est pas en reste. Ainsi, telle une profession de foi, le premier plan du métrage s’avère être une fantastique introduction au projet d’ensemble tant il donne des clés de compréhension essentielles. Avec ce long travelling où deux jeunes hommes roulent à toute allure dans un champ qu’ils vont traverser en aller-retour, sans casque, mais avec un fusil à la main, le cinéaste ouvre son projet sur des logiques de dangerosité et d’espace clos – motifs prégnants de l’oeuvre.
Le dialogue qui va terminer cette séquence, quant à lui, va conquérir la dimension humaine. L’un des deux hommes met en garde son camarade plus jeune. Ce dernier lui répond simplement qu’il veut aider son grand frère tout juste sorti de quinze ans de prison. Le spectateur comprend que ces individus ne sont pas des tendres. La justesse du texte est sidérante – même si le sous-titrage peut au départ rebuter – et annonce une sincérité à toute épreuve. Dès lors, un sentiment suspect s’installe. Malgré les actions totalement répréhensibles que les personnages vont initier, jamais le spectateur ne va pouvoir les détester complètement. Au contraire, il va s’attacher à cette communauté, essayer de les comprendre pour, finalement, les aimer. Le grand-écart est sublime tant il refuse la facilité émotionnelle et vient prouver que le cinéma français sait, parfois, construire des moments intérieurs forts. Cette disposition est à mettre au crédit d’un réalisateur qui refuse les stéréotypes. Il faut, également, rendre grâce à l’ensemble des comédiens amateurs qui rivalisent de charisme et de sincérité.
Cette sincérité se retrouve également dans la proposition cinématographique d’un Jean-Charles Hue à l’appétit carnassier. Sa soif de cinéma est, en effet, sans équivoque. Et en homme généreux, il va finir par totalement rassasier un spectateur repu. Ainsi, la plongée dans l’univers gitan, exercice premier d’un projet pluriel, s’avère une réussite. En utilisant un montage dynamique cut, une mise en scène économe et un refus de la musique de fosse, le réalisateur parvient à rendre grâce à un univers particulier. On imagine le matériel de tournage réduit au minimum. Cette façon de tourner n’est pas anodine, car elle vient participer directement à l’acte créatif. Le cinéaste s’efface pour ne plus exister et c’est bien l’homme qui est accueilli dans ce campement. La captation est alors totale et permet de rentrer en profondeur dans les aléas humains d’un petit monde en pleine interrogation sur son activité professionnelle, sur son engagement spirituel, sur sa place sociale.
C’est alors que cette proposition ouvre sur des moments truculents (impayable « daronne » !), des dialogues foudroyants (la voix-off finale qui, en dépit de sa place maladroite dans le corps du film, se révèle d’une beauté fatale) ou des scènes saisissantes (les retrouvailles entre le petit et le grand frère, sublime contre-plongée en contre-jour qui se pose comme l’un des plans marquants de cette année 2014) jouant sur une seule donnée magistrale : l’humain. Il n’y a pas de maniérisme dans le cinéma de Jean-Charles Hue. Il n’y a que l’essentiel. Ce pour quoi le cinéma est fait – ou pourrait être fait. Analyser le spectre de l’humanité dès sa base. Pour en tirer des moments de cinéma intense, hors de la radiographie anthropologique facile et télévisuelle. Au final, il existerait presque un sentiment de néoréalisme derrière un tel cahier des charges de représentation qui n’est rien d’autre qu’au service des hommes. Renoir, Rossellini, De Sica. Ces grands noms du Septième Art n’ont pas à rougir de leurs descendances. Certains ont parfaitement retenu leurs leçons !
Pourtant, le plus fort du film ne situe pas à ce niveau engagé et engageant de réalisme somme toute attendu. Jean-Charles Hue le sait. S’il veut s’associer en profondeur son spectateur, le film doit épouser des directions non conventionnelles. Le réalisateur a donc cherché à rendre son métrage diversifié et a décidé de prendre la route du genre. Ou plutôt des genres. De fait, certaines séquences vont ouvrir sur du fantastique (la sublime séquence de nuit dans un bosquet d’un Fred en rupture avec sa nouvelle réalité), d’autres sur de l’horreur (le cadrage de Fred, encore, conduisant sa voiture où l’action se tarit pour laisser place à la naissance d’une figure monstrueuse), du polar (la course-poursuite, bien évidemment) ou du western (l’incroyable face-à-face entre Fred, toujours, et les gendarmes qui refuse le champ / contrechamp pour proposer de manière frontale un combat digne de John Carpenter). C’est bien une véritable cartographie cinématographique que met en place Jean-Charles Hue pour le plus grand plaisir de l’amateur de cinéma.
Néanmoins, loin de vouloir jouer la carte de l’exhaustivité à outrance et la démarche trop maline pour être honnête, les digressions enrobent la thématique de la dangerosité sus-citée et prenant des formes diverses. Au final, le spectateur ne comprend jamais ni de quelle manière les protagonistes sont arrivés à s’en sortir, ni s’ils vont continuer à être délinquants ou tirer les conséquences de leurs actes. Dès lors, une forme de suspens s’installe de la plus belle des manières tant il paraissait inconcevable au départ du film. Le danger est partout : pour le personnage qui agit trop et pour le spectateur qui ne sait jamais. Personne n’entre dans le confort des chemins (re)battus. Tout en étant cohérent, le réalisateur brouille les pistes et parvient à une identité cinématographique où l’universalité devient l’objectif assumé. Encore une fois, la générosité de Jean-Charles Hue se traduit dans une démarche artistique impressionnante. Certes, quelques ruptures de ton ont du mal à glisser dans le corps du récit à cause d’ellipses parfois trop abruptes mais une telle richesse dans l’écriture se doit d’être saluée. Elle est tellement rare dans le paysage d’un Septième Art hexagonal à la pauvreté souvent confondante.
Malgré toutes ses immenses qualités, Mange tes morts n’en a pas fini avec son spectateur. En effet, la thématique la plus importante, celle qui propose le discours final, ne se situe pas là. Il faut aller chercher du côté du road movie pour que le métrage s’élève sur des cimes artistiques enivrantes. A la suite de la première séquence, la moto a laissé sa place à la voiture. Les possibilités sont donc immenses pour ce petit groupe. Se mouvoir pour apprendre, comprendre, exister. Tel est le leitmotiv principal du genre. Il pourrait également être celui de protagonistes qui cherchent avant tout à se retrouver. Hélas, ces derniers, en roulant pourtant toute la nuit, n’arrivent jamais à échapper à leur condition et à se créer de nouvelles personnalités. Vampirisé par le passé, tiraillé par le présent, le futur a-t-il les possibilités d’exister ? Certains y croient ou, du moins, essaient d’y croire. D’autres ne peuvent pas. Ou plus. En tournant en rond, en faisant des allers-retours – la première séquence trouve ici son importance et sa conclusion –, en étant littéralement perdus géographiquement (le dialogue dans le fast-food entre Fred et le gérant est capital), les personnages ne peuvent plus se construire. Ne savent plus se construire. Ne se construisent plus. Mentalement, les protagonistes ne sont plus présents. Ils sont déjà, et pour toujours, meurtris dans leur intériorité. Et si entre en jeu l’initiation individuelle – donnée essentielle du road movie –, elle ne peut être totalement réussie. La conclusion de Mange tes morts est complexe. Elle n’ouvre sur rien tout en ne se fermant pas. Le questionnement est perpétuel, les possibilités sont aléatoires, les choix sont extrêmes. La sérénité d’un homme et d’une communauté n’est pas facile à atteindre. En cinéaste conscient d’un XXIe siècle moribond, Jean-Charles Hue ne peut que jouer sur une carte pessimiste. Paradoxalement, celle-ci n’est, pourtant, pas malveillante. Elle est surtout réaliste.
Mange tes morts est une véritable bombe cinématographique qui va sauver cette année 2014 bien triste. Surtout, il offre au cinéma français de revivre avec bon goût tout en refusant la facilité et l’académisme. Un film qui fait du bien !
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