Le Manuscrit (Vossianus latinus 96 A) dit de Leyde est un curieux document du haut Moyen-âge, daté de la fin du Xe siècle, détenu par la bibliothèque de l’Université de Leyde qui présente la particularité d’être rédigé principalement en latin émaillé de quelques mots de vieux brittonique (ou, selon les études les plus récentes, de cornique) et même du vieil anglais et du gaélique. Ces mots sont inclus directement dans le texte latin : il ne s’agit pas de gloses ou commentaires rédigés secondairement par un commentateur du texte initial, ce qui laisse à penser que le ou les rédacteurs usaient des deux langues. Les mots autres que latins y désignent des végétaux ou des préparations.
Ce texte ou ces textes utilisés dans un but thérapeutique ou même hygiénique s’apparentent aux antidotaires (recueil de recettes de médicaments) du Moyen-âge dérivés eux-mêmes de textes de l’Antiquité tel le célèbre Peri hulês iatrikês (Autour de la Médecine) rédigé par Dioscoride, pharmacien et botaniste né en Cilicie (20-40 à 90 apr. J.-C.) ou le De medicamentis de Marcellus de Bordeaux (Vème siècle apr. J.-C.).
Ces antidotaires seront rédigés par compilation de textes plus anciens dans les monastères d’Europe occidentale qui joueront très tôt à la fois le rôle de sauvegarde autant que possible de la science antique et seront aussi à la base d’une ébauche de système sanitaire (maladrerie, hôtel-Dieu).
Ces connaissances diffuseront au gré de la circulation du personnel clérical d’établissement en établissement et seront enrichies de la pratique des préparations de l’herboristerie et elles participeront aux progrès de la pharmacopée et de la botanique. Le célèbre monastère du Mont Cassin avant l’Université de Salerne sera un des grands centres de diffusion des connaissances médicales.
Ces textes ont aussi une parenté avec le Bald’s Leechbook (« livre de la sangsue du chauve ») rédigé à la même époque et mélange de remèdes, prières et sorts écrits en vieil anglais.
Whitley Stokes (1830-1909), grand celtisant, sera le premier à se pencher sur ces feuillets et à utiliser le terme de Leechbook et à fournir un glossaire des mots bretons.
L’étude la plus complète sera celle d’Heather Stuart utilisant en particulier l’infrarouge pour reconstituer l’ordre des feuillets permettant de distinguer trois parties :
— un ensemble de prescriptions médicales avec des parallèles possibles avec la traduction en vieil anglais d’ un texte antique de Sextus Placitus : à ce niveau apparaissent les éléments gaéliques et en vieil anglais.
— une deuxième série de prescriptions thérapeutiques, sans rapport avec la première, et contenant les insertions en vieux breton.
— des recommandations de régimes alimentaires en fonction des mois de l’année et tenant compte des jours égyptiaques : cette partie est relativement proche dans son contenu de manuscrits conservés en France, aux bibliothèques de Laon et Amiens.
Ici commencent les règles qui doivent être observées pendant toute l’année, et [ces règles] concernent les jours dangereux. Au mois de mars, laisser [le patient] boire du liquide sucré, le laisser manger de l’agramen(?) bouilli, mâcher des radis, utiliser un bain sudatoire, ne pas laisser son sang ; Ne le [Laissez] pas prendre un purgatif, parce que le purgatif produit du froid. Qu’il boive de la livèche, le troisième jour et le neuvième jour avant [la] fin du mois.
Au mois d’Avril laisser laisser son sang circuler, utilisez les viandes fraîches, s’abstenir de racines, car elles produisent la gale et les démangeaisons ; qu’il boive de la pipinelle, et le faire le troisième jour et le onzième jour avant que le [mois] se termine.
Au mois de mai qu’il boive des liquides chauds, utilisez des [mets] chauds
D’autres recommandations concernent diverses affections : les maux de tête, les morsures de chien, les douleurs oculaires avec des préparations à base de radis, de miel,de lait d’ânesse ou de femme….
Plusieurs remarques concernant ce manuscrit : d’abord le lettrage ou police de l’écriture qui dénote une origine « insulaire » (les îles britanniques) ; soit le manuscrit a été rédigé dans ces contrées, soit ses rédacteurs y ont appris leur métier, mais leur langue maternelle était le breton qui était sans doute parlé par leur communauté pour que les dénominations pratiques concernant surtout les végétaux relèvent de cette langue. L’usage restreint du vieil anglais et du gaélique peut signifier qu’il y eut plusieurs copistes ou que ceux-ci étaient en contact géographique avec d’autres communautés. Par ailleurs, les langues celtiques ne régressèrent pas immédiatement en Angleterre sous la poussée anglo-saxonne ce que soutiennent les quelques mots celtes passés dans l’usage anglais.
On notera aussi en accord avec le calendrier julien qui perdurera jusqu’au XVIe siècle dans les contrées catholiques que l’année démarre en mars et non en janvier.
La référence à des jours néfastes est intéressante, car elle montre que ces pratiques résistèrent au christianisme en particulier dans des monastères. Les jours égyptiaques (meilleure traduction que jours égyptiens) désignent les jours néfastes du mois. Aulu Gelle (IIe s.) mentionne un recueil d’Aegyptiaca les faits extraordinaires sont mentionnés, car surnaturels et révélant des forces occultes. Saint Augustin (fin IVe s.) raille les païens qui croient en ces jours néfastes de mauvais oeil. La médecine s’empara de ces croyances : on respectait le calendrier et on s’abstenait de faire certains actes selon les jours, par exemple des saignées. Les médecins antiques et les vétérinaires ne posent pas de sétons n’importe quand, mais à la lune décroissante ; certains remèdes, dont le cyphi égyptien sont fabriqués en fonction de la lune ou du soleil… On prononce des formules (abracadabra chez Marcellus), on porte des amulettes. L’Égypte est en effet la terre des oracles (temple de Sérapis, d’Hamon) comme la Thessalie est celle des sorcières… Le calendrier égyptien et les mages ont de l’influence très tardivement.
Il est à noter qu’il semble avoir existé une tradition de médecine par les plantes dans les pays celtes en particulier au Pays de Galles ou exerçaient ceux que l’on appelait les Meddygon Myddfai, les médecins de Myddfai qui rédigèrent une collection importante d’instructions concernant le diagnostic et la guérison des maladies. D’un point de vue linguistique, ces manuscrits sont une source importante de termes médicaux et botaniques.
Le Vieux Breton qui est utilisé dans ces textes représente la langue parlée en Bretagne avant le IXe siècle, langue celte proche du cornique et du gallois et dont subsistent quelques inscriptions sur un sarcophage peut-être royal à Auray et une pierre de bornage à Gomené. Stokes qui travaillera au déchiffrement du manuscrit fourni un glossaire comparé avec le breton moderne et les autres langues celtiques.
On ne saura bien sûr rien de ces hommes des Âges dits obscurs, qui ils furent, où ils vécurent, ni quand ni ou ces pages furent rédigées, mais il y a là quelque chose de magique à considérer qu’ils n’imaginaient pas tout l’intérêt porté à leur travail et toute sa valeur.
Aball : le pommier
Abran-guaenn : la camomille
Amor : l’amaranthe
Boror : le cresson
Brib-lu : la menthe
Cram : l’ail
Guern : l’aulne
Hisel-barr : le gui
Laur : le laurier
Letan : large
Platan : le platane
Rusc : l’écorce
Uraed : la racine
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Remerciements à Marie-Thérèse Cam (Université de Brest) pour son éclairage sur les jours égyptiaques
Références
Whitley Stokes, « A Celtic Leechbook », in Zeitschrift für celtische Philologie, 1897, pp. 14-25
Pierre-Yves Lambert, « Le fragment médical latin et vieux breton du manuscrit de Leyde, Vossianus lat. f°96 A », Bulletin de la Société archéologique de Finistère, vol. 65, 1986, pp. 315-327
Stuart Heather. A Ninth Century Account of Diets and Dies aegyptiaci. In : Scriptorium, Tome 33 n°2, 1979. pp. 237-244.
The Chronography of 354 AD. Part 6 : the calendar of Philocalus. Inscriptiones Latinae Antiquissimae, Berlin (1893) pp.256-278
http://www.tertullian.org/fathers/chronography_of_354_06_calendar.htm